Comment êtes-vous devenu le cadreur des frères Dardenne ?

Mes documentaires ont été produits par Les Films du Fleuve, donc par les "frères". C'est après la réalisation du premier de ces documentaires que Jean-Pierre m'a proposé de faire le cadre de La Promesse. J'ai accepté bien que je ne possédais aucune expérience en fiction puisque je n'avais travaillé alors que dans le documentaire. Les miens, mais aussi ceux des autres. J'ai, par exemple, été assistant caméra de Manu Bonmariage à l'époque où il réalisait des sujets pour l'émission "Strip-Tease".    

Comment se passe la réalisation d'un plan dans un film des frères Dardenne ?

Au départ, ils discutent entre eux de la scène. Puis ils réunissent les comédiens et commencent une première répétition sans la caméra. Ces répétitions peuvent durer longtemps. Les frères réfléchissent beaucoup au rôle des accessoires, à la manière dont les choses vont se mettre en place, comment va fonctionner la "mécanique" des comédiens. C'est au terme de cette répétition que j'interviens. On discute ensemble du travail de mise en place déjà effectué et de la façon de mettre la scène en image par rapport à ce qu'ils ont imaginé. J'essaie de comprendre le fond de la scène et j'amène autant d'idées que possible afin de peaufiner l'ensemble. Puis on reprend les répétitions, mais cette fois avec la caméra qui est, chez eux, une actrice à part entière. Elle est complètement intégrée à la mise en scène ce qui est encore plus le cas dans Rosetta que dans La Promesse où elle reste parfois spectatrice. C'est là où l'avantage de tourner à l'épaule devient le plus évident. Cela autorise une liberté plus grande dans la construction des séquences puisque les frères ont l'habitude de tourner en plan-séquence, même s'ils retravaillent ensuite tout le matériel au montage. Chaque scène est presque toujours couverte sous plusieurs angles. Cela leur laisse beaucoup de possibilités au montage.

Combien de prises faites-vous en moyenne ? 

Parfois une seule prise comme pour le plan du karaoké de La Promesse. Dans d'autres circonstances, il nous est arrivé de faire dix prises et plus. Les frères Dardenne travaillent avec un retour vidéo et n'hésitent pas à "brûler" de la pellicule afin d'obtenir le résultat recherché. De toutes façons, eux seuls sont juges en la matière.

Quelles sont les tâches particulières qui incombent à un cadreur qui travaille "à l'épaule" ? Vérifiez-vous toujours votre travail sur le moniteur vidéo ?

Non, même s'il m'est arrivé de le faire parfois, je ne vérifie pas systématiquement. Mon rôle est de mémoriser absolument tous les gestes des comédiens, tous leurs déplacements, tous les dialogues, mais aussi connaitre les emplacements exacts des accessoires qu'il faut faire exister de façon à "glisser" dessus au cadre, sans que cela ne semble mis en place pour autant. Cette façon de travailler s'est systématisée sur Rosetta, notamment à cause des questions de tempo que posait le film. Le style de Rosetta, qui apparait comme "documentaire", est pourtant le résultat d'un énorme travail de mise en place bien plus élaboré que dans un film de fiction "classique" où on se contente d'être bien mis par rapport aux choses et aux personnages. Le langage cinématographique, c'est, traditionnellement, des champs/contre-champs, des travellings et des choix d'axes déterminés à l'avance. La démarche des frères dans leurs films apparait, à mes yeux, comme une déconstruction radicale de ce langage. Par exemple, on réfléchit à être "mal mis" par rapport aux personnages de façon que la caméra ne soit pas là où on l'attend et qu'il devienne impossible, pour le spectateur, de prévoir quel sera le plan suivant. C'est pour cela qu'on filme souvent de dos, que l'on se cogne aux murs, que l'on se "prend" les portes ou que l'on rentre, parfois, carrément dans le corps des comédiens. Si Rosetta téléphone, on ne se placera pas au "bon endroit", mais plutôt du côté du cornet du téléphone, là où le visage sera à moitié dissimulé et, sans doute, bien plus expressif.

Comment fait-on le point avec une caméra toujours en mouvement ?

J'ai deux assistants : l'un qui me guide, l'autre qui fait la mise au point sans avoir le moindre contact physique avec la caméra, grâce à un système à haute fréquence sans lequel il serait impossible de tourner un film tel que celui-là, à moins d'accepter, comme dans le temps, des images floues ou surexposées. C'est un travail très difficile dont l'efficacité ne peut être vérifiée que grâce au moniteur vidéo - qui fonctionne, lui aussi, en HF (haute fréquence), libérant la caméra de tout câblage - sauf dans de rares cas particuliers. Je crois aussi, sans rire, que le fait que les réalisateurs soient deux, constitue l'une des conditions de la réussite du film. Il est nécessaire pour les comédiens que l'un deux soit dans la scène avec nous, et il est tout aussi nécessaire que l'autre suive chaque plan au moniteur et puisse réfléchir et voir tout de suite ce qui ne marche pas afin que l'on puisse immédiatement procéder aux corrections.

Les frères Dardenne m'ont raconté qu'ils utilisent tout un système de cubes pour vous aider du mieux possible dans votre tâche. En quoi cela consiste-t-il ?

On a effectivement mis au point une technique originale avec les traditionnels cubes en bois que l'on trouve sur tous les tournages. Sauf que nous avons fait construire les nôtres afin qu'ils aient la taille que nous souhaitions. On les utilise parfois pour construire un plancher, comme lors du plan où je sors de la caravane afin de rester à la hauteur de la comédienne. Il est arrivé aussi qu'on les empile dans des endroits où les plans deviennent fixes pour que je puisse m'asseoir. Ils servent aussi à me soulager du poids de la caméra lorsque je filme un plan où je suis obligé de rester debout et immobile (on me "cale" alors sous les bras avec ces cubes), comme dans la scène de la baraque à gaufres où la prise dure pas moins de neuf minutes.

 
SIEP.be, Service d'Information sur les Études et les Professions.