Mr Jean Stephenne,
Chercheur en biotechnologie

Quel est votre parcours personnel ?

Je suis bioingénieur diplômé de Gembloux, avec une spécialisation qui s'appelait à l'époque "chimie et industrie", et qui correspond à l'orientation actuelle de chimie et bioindustries. Après mes études, j'ai travaillé quelques mois dans un laboratoire public d'analyses, mais je trouvais que cela manquait de dynamisme, et j'ai voulu entrer dans l'industrie.
En 1974, j'ai été engagé à Rixensart comme ingénieur de développement en production. Cela s'appelait RIT à l'époque (Recherche et Industrie Thérapeutiques), et c'est devenu ensuite Smith Kline, puis Beecham, puis GlaxoSmithKline (GSK). J'ai donc vécu le passage de pouvoir entre les Belges et les Américains, qui ne s'est pas fait sans quelques grincements de dents ; beaucoup de Belges ont quitté l'entreprise parce qu'ils ne s'adaptaient pas à la politique américaine.

Devenir directeur dans une multinationale, ce n'est pas habituel pour un scientifique. Imaginiez-vous cette trajectoire ?

J'avais refait une formation en économie en 81-82, un diplôme spécial en management à l'UCL, qui m'a été bien utile. Les connaissances économiques et financières, les techniques de management ne font pas partie du cursus des scientifiques. C'est le management des hommes qui est le plus difficile. Il faut faire preuve de psychologie, et aussi garder un certain niveau d'exigence. Diriger 100 personnes ou 1000, c'est tout à fait différent. C'est plus exigeant pour les personnes aussi, parce certains ne s'adaptent pas à cette croissance. Il faut imposer des délais, des coûts, etc. Le plus dur, c'est que ceux qui ne s'adaptent pas à la taille de l'entreprise, il faut s'en séparer, alors que ce sont des gens qui vous ont bien aidé, qui ont travaillé avec vous pendant des années.

Pourquoi avez-vous choisi cette voie ?

Je ne suis pas un chercheur fondamentaliste ; j'ai toujours aimé les applications. Et d'autre part, j'aime le management des gens. J'ai dirigé les comités de développement jusque récemment. Je me tiens encore au courant de tous les projets même si je n'ai plus le temps d'aller dans les détails. Dans ce domaine, tout va tellement vite que si vous décrochez, vous êtes tout de suite dépassé. Mais je veux toujours être capable de discuter avec les scientifiques de nos projets de recherche.

Vous avez été à l'origine de la mise au point d'un des "best sellers" de la firme, à savoir le vaccin contre l'hépatite B...

C'est-à-dire qu'en 1984, on m'a demandé de prendre en charge le projet de vaccin hépatite B, dont le principe avait été découvert avec des outils de génie génétique chez nous, mais qui restait bloqué au niveau du passage à la production industrielle. Autrement dit, on "tenait" notre vaccin, mais on n'arrivait pas à le produire en grandes quantités.
Pour sortir de l'impasse, j'ai fait appel à des spécialistes universitaires, et j'ai constitué des équipes multidisciplinaires ici. Grâce à ces apports extérieurs et à ces regards neufs, deux ans plus tard, le produit était sur le marché !
L'enjeu était de taille parce qu'il y avait aussi à l'époque une grande discussion sur le fait de savoir si la recherche sur les vaccins allait rester en Belgique ou si elle allait être transplantée aux États Unis. Ce ne furent pas des discussions faciles, mais on a réussi à maintenir l'ancrage en Belgique.

Pourquoi vous êtes-vous battu pour que la recherche reste en Belgique ?

En tant que directeur de cette usine, mon objectif était de montrer qu'il était possible de garder un centre de recherches en Europe. C'est vrai que les USA étaient beaucoup plus attirants pour la biotechnologie que l'Europe, parce que c'est là qu'elle a connu son essor industriel (alors que les recherches fondamentales à la base sont européennes !).
Le problème de l'Europe n'est pas un problème de cerveaux, mais plutôt un manque de volonté de valoriser nos inventions. En Europe, on invente bien mais on n'exploite pas ! On dit que c'est parce que nous n'avons pas de capital à risques, mais je pense que c'est surtout une question d'éducation.
Par ailleurs, laisser Rixensart devenir uniquement un centre de production, manquait d'intérêt ! On sait que cela fonctionne quelques années et puis que ça disparaît si vous n'avez pas la recherche en amont pour trouver de nouveaux produits.
A chaque changement d'actionnaires, la question s'est reposée. Comme nous avions des résultats, ils nous laissaient travailler. Mais je suis tout à fait conscient que si cela ne marche plus commercialement, ils changeront d'orientation. C'est ainsi que ça se passe aujourd'hui ! Donc à nous de réussir !

Quelles ont été vos lignes de force pour mener cette entreprise ?

Quand j'ai pris la direction de la recherche en 1984, j'ai proposé trois règles :

  • la recherche sera aussi bien interne qu'externe, c'est-à-dire qu'on fera appel aux compétences là où elles se trouvent, dans nos murs ou à l'Université. Je ne voulais pas qu'on s'enferme sur nous-mêmes ;
  • une recherche doit se baser sur un brevet si on veut pouvoir la développer. Il fallait donc développer une culture de la protection de la propriété intellectuelle. Si vous n'avez pas de brevet, votre travail sera copié et vous n'aurez pas de valeur ajoutée ;
  • la troisième règle était de travailler sur des sujets qui avaient un avenir commercial ; s'il n'y a pas de marché, même si on fait de la bonne science, ce n'est pas notre rôle.
Ce sont des principes très simples, mais qui ont fait grincer des dents et qui m'ont valu beaucoup de critiques, notamment dans les médias. On m'a accusé d'empêcher la diffusion des connaissances scientifiques. Pour moi, c'est une question de discipline : on autorise les chercheurs à publier leurs résultats, mais après avoir protégé leurs découvertes par un brevet.

La question des brevets est devenue très sensible... ?

En Wallonie, maintenant, il est devenu normal, de prendre des brevets. C'est cela qui amène le capital à risques. Les universitaires sont souvent très opposés aux brevets ; ils préfèrent publier, garder leur liberté scientifique. Je crois qu'il y a moyen de garder cette liberté tout en veillant à ce que la recherche menée en Wallonie soit exploitée économiquement chez nous, avec les retombées sociales que cela implique.
Que ce soit dans les technologies de l'information ou dans les biotech, on constate que 90% des brevets se trouvent aux USA, alors que, en général, c'est l'Europe qui a trouvé les fondements de ces technologies, et c'est dommage que l'exploitation nous en échappe.

La recherche fondamentale reste-t-elle importante pour vous ?

Elle est fondamentale ! Mais il est clair qu'elle n'est pas suffisamment financée en Europe (pas seulement en Belgique). On ne dépense pas assez en recherche par rapport au Produit Intérieur Brut, comparé au Japon ou aux USA. J'espère que dans les années à venir, l'Union européenne va réagir sur ce point.
Au niveau belge uniquement, ce n'est plus possible ; il faut agir au niveau européen, pour créer la masse critique. Avec deux ou trois chercheurs, vous n'arrivez plus à rien ; il faut un nombre important de chercheurs pour obtenir des résultats. C'est aussi pour cette raison que je ne veux pas travailler uniquement en interne. Il faut un nombre important de chercheurs, et un moyen d'y arriver, c'est de s'associer avec des Universités, ou avec d'autres sociétés de biotech.

Comment voyez-vous ces associations, concrètement ?

Nous finançons de la recherche chez eux, et si cela débouche sur la mise au point d'un produit, ils auront des royalties sur les ventes. Donc ils peuvent y gagner à court et à long terme. C'est un modèle qui se fait beaucoup aux USA.

Cela reste-t-il rentable pour l'industrie ? 

Oui parce que la recherche est tellement large que nul ne peut prévoir ce qui va en sortir, et ainsi on élargit l'éventail des connaissances et augmente les chances de réussir.
Quand j'ai pris la présidence de l'Union Wallonne des Entreprises, en 97, j'ai beaucoup poussé ce genre d'interactions, car je suis convaincu que le redéploiement de la Wallonie passe par la création de sociétés de technologie qui mettent au point des nouveaux produits à haute valeur ajoutée.
Parce qu'il y a du savoir-faire ici ! Et qu'il ne faut pas perdre la qualité de la recherche et de l'enseignement dans nos Universités. Si vous perdez ça, vous perdez la base. 

Que pensez-vous du désintérêt des jeunes vis à vis des carrières scientifiques ?

Je crois que cela se joue déjà en secondaire. Ce sont des études plus rigoureuses et plus difficiles que les autres d’une part, et d’autre part, il me semble qu’on communique peu sur les sciences dans les médias. Les scientifiques n’ont pas fait l’effort de bien expliquer, de communiquer sur leur travail. Quand je regarde des journaux américains, ou même des journaux en Flandre, je vois beaucoup plus d’articles de fond sur des sujets scientifiques ; la science est plus présente dans leur quotidien.
Comme la situation économique de la Wallonie est difficile, les jeunes ont l’impression qu’ils ne vont pas trouver d’emploi. Or les jeunes scientifiques trouvent de l’emploi ! Nous engageons énormément de techniciens de laboratoire.

Les biotechnologies ne sont donc pas seulement pour les universitaires ?

Pas du tout ! Dans chaque équipe de recherche, il faut plusieurs techniciens pour un docteur ou un ingénieur qui dirige l’équipe. Ce sont des gens indispensables. C’est valable dans la recherche et dans la production. En général ils sont très bien formés, et nous en engageons qui viennent de tout le pays.

 
SIEP.be, Service d'Information sur les Études et les Professions.