Mr Luc Pire, Editeur
Qu'est-ce qu'une Maison d'édition ?
Une Maison d'édition, c'est un lieu où l'on reçoit des propositions de livres ou d'où l'on sollicite des auteurs quand on a des idées de livres. Dans les 2 cas, le rôle de l'éditeur, c'est d'essayer d'ajouter une plus-value au manuscrit de l'auteur : une plus-value à l'écriture, à la réécriture, à la mise en page. On travaille plus sur la forme que sur le fond puisque c'est l'auteur qui fait le fond. Et puis surtout, la Maison d'édition s'occupe de la production, de la distribution. Ce n'est pas l'éditeur lui-même qui distribue mais s'il ne surveille pas ses distributeurs, ses livres se vendent mal. Et puis, il y a la promotion : faire savoir que le livre sort, en faisant de la publicité ou des relations de presse. Donc, c'est ça une Maison d'édition : c'est un lieu central dans la vie d'un livre. Il y a 1000 fois plus d'auteurs que d'éditeurs. Et on parle toujours très peu des Maisons d'édition. Je suis encore allé à la remise du prix des Lycéens où l’un de mes auteurs a gagné et on n'a pas cité le nom de l'éditeur. Alors que sans l'éditeur, il n'y avait pas de prix des Lycéens. C'est assez étonnant.
Quelle proportion représente les sujets de livres que vous proposez à des auteurs ?
Je dirais 10, 15%. Sur 70 bouquins, il doit y en avoir 7 ou 8 que je propose. Et pour le reste, on vient me trouver, on m'envoie énormément de manuscrits. Et en général, ce que je propose marche bien. Parce que je sens bien l'actualité. Si j'ai une bonne idée de bouquin, je vais trouver un journaliste qui pourrait traiter ça comme il le faut.
Quelle est la particularité des Editions Luc Pire par rapport aux autres Maisons d'édition ?
C'est une jeune Maison qui est née en 1994 et qui s'est spécialisée au début dans la politique et dans l'investigation. Dans le domaine de la politique, j'édite des livres qui dénoncent ce qui ne va pas dans la démocratie. Et dans le domaine de l'investigation, j'ai sorti quelques livres qui ont secoué la Société belge, sur des réseaux de pédophilie, sur les scandales au Rwanda, sur l'affaire Dutroux, etc. Et c'est comme ça à la fois que je me suis lancé et que je me suis fait connaître. Mais je fais beaucoup d'autres choses : je suis devenu un généraliste dans le sens où je publie tout. Pas à pas, je suis en train d'occuper toutes les niches de l'édition, en essayant chaque fois de faire quelque chose que les autres ne font pas. Je vais essayer bientôt de faire un peu de littérature jeunesse en essayant de faire quelque chose d'original. C'est indispensable de se diversifier parce que j'ai un tout petit marché vu que je suis essentiellement un éditeur belge qui fait des livres belges. J'ai fait 5 livres la première année, puis 15 la seconde, puis 25 et ainsi de suite. Maintenant, je suis à 70, 80.
Comment en êtes-vous venu à créer cette Maison d'édition ?
C'est l'histoire de ma vie, si on a 2 heures, ça ira. Ce sont des strates qui se sont accumulées. Le point de départ, c'est que j'ai été journaliste militant au journal "Pour", journal d'extrême gauche des années 70. J'ai travaillé là de 18 à 25 ans. C'était une école de vie fabuleuse parce que j'ai appris à écrire, à diriger, à convaincre, à vendre, j'ai tout appris. Après ça, avec 4 copains, on a créé une imprimerie coopérative et moi, j'étais commercial. Après ça, je me suis retrouvé avec une expérience de 7 ans en politique et de 5 ans de commercial, avec moins de 30 ans, quand j'ai postulé pour être Directeur national d'Infor-Jeunes et j'ai eu le poste parce que j'avais un profil très intéressant pour une association. Dans le monde associatif, souvent, on recrute des gens qui ont une vision sociale et politique des choses mais qui ne sont pas des managers et des commerciaux. Et moi le hasard de ma vie a fait qu'à 28 ans, j'avais déjà 10 ans d'expérience, dont moitié politique et moitié management. Cette double casquette a fait que je me suis retrouvé comme un poisson dans l'eau à la Direction d'une association où il y avait une Maison d'édition. Et à l'époque, j'avais quelques bouquins qui se vendaient très bien comme "Jeunes, vos droits", quelques best-sellers. Et puis Infor-Jeunes avait besoin d'argent et j'ai imaginé la carte Jeunes pour en gagner, ça a très bien marché. Ensuite, je suis parti en conflit assez grave avec mon Conseil d'administration pour travailler à la Commission européenne. Et là, ça ne m'a pas plu du tout. Alors après 1 mois, je suis passé à mi-temps et j'ai fait ma petite société tout de suite. J'ai fondé une boîte de communication, "Tournesol", parce qu'en fait j'étais un très bon communicateur politique avec toutes mes expériences de mes strates diverses. Actuellement, je continue toujours à faire un peu de communication.
Et à terme, vous comptez arrêter ?
Non, ce n'est pas possible.
On ne peut pas vivre de l'édition ?
Non, pas professionnellement. On peut en vivre marginalement si on a un autre boulot. Sur 80 éditeurs belges francophones, il y en a 60 qui font autre chose. Le marché est trop petit. Alors, je pourrais éliminer des activités qui rapportent pour investir et prendre des risques, aller sur Paris, y ouvrir un bureau mais je trouve un peu bête de lâcher quelque chose qui est rentable. Si je n'avais que l'édition, je devrais peut-être prendre plus de risques et aller tout de suite sur Paris, ce qui est indispensable parce que le marché belge francophone est vraiment minuscule. Il y a des éditeurs belges qui savent vivre parce que ils ont le marché francophone. Mais moi, j'ai 80 % de mes livres qui n'intéressent que des Belges.
Et l'édition, ça représente quel pourcentage de vos activités ?
De mon temps, 90 %. De mon chiffre d'affaires, 60 % et de mes bénéfices, 0 %. C'est clair que je serais beaucoup plus riche si je ne faisais pas d'édition.
Et au départ, ça a demandé de gros investissements l'édition ?
Non, parce que j'ai monté en puissance. J'ai fait 5 livres en 1994, 15 en 1995, 25 en... et donc c'était les livres précédents qui alimentaient les suivants. J'ai pu, aussi bien en ressources humaines qu'en nombre de livres publiés, faire ça progressivement. Si j'avais décidé de faire 60 livres par an tout de suite, j'aurais dû investir 10 ou 15 millions.
Mais donc, même à votre échelle actuelle, on ne peut pas en vivre de l'édition ?
On pourrait en vivre si je visais le public francophone, ce que je ne fais pas parce que je garde mon point fort : des livres qui intéressent essentiellement les Belges.
Quel est l'organigramme de la société ?
Il y a 12 personnes ici. Il y en a 4 à "Luc Pire Papier", 2 à "Luc Pire électronique", 3 au "Chèque-Lire" et 3 communs, c'est-à-dire le comptable, ma secrétaire et moi. Nous trois, nous travaillons pour tout le monde. Le Chèque-Lire a sa logique propre de 3 personnes. Et l'édition, c'est 6 personnes à peu près pour le moment : 2 "électronique" et 4 "papier", plus ou moins. Et le Chèque-Lire, c'est une activité qui est totalement séparée, juridiquement mais qui a permis d'avoir des services communs. C'est clair que mon temps est partagé sur les 2 activités, payé par les 2 activités.
Et quelles sont les qualités et aptitudes que vous exigez de la part de vos employés ?
L'atout principal c'est d'avoir fait des stages dans des Maisons d'édition. Ensuite, il faut être motivé.
Et au niveau des qualités humaines ?
Ca, c'est évidemment très subjectif. Je préfère quelqu'un qui n'a pas de diplôme mais qui a une forte culture générale. Moi, je lis "Le Monde" depuis que j'ai 18 ans tous les jours et c'est ce qui fait la différence avec 99% des Belges. Surtout dans l'édition, il faut savoir tout sur tout, tout le temps.
Et vous exigez ça de vos employés ?
C'est un de mes critères. Dans les interviews, quelqu'un qui ne sait pas me parler correctement de ce qu'il est en train de lire et pourquoi il a choisi tel journal, il n'a pas beaucoup de chance de venir ici. Même au début, quand on est éditeur ici et qu'on fait beaucoup de relecture typographique, si on ne connaît rien sur aucun des sujets qu'on relit, on est moins bon. Pour moi, la culture générale est décisive. Plus, le fait de ne pas être sectaire dans sa culture. Chacun a ses préférences mais il faut être ouvert, y compris politiquement.
Comment ça se déroule entre le moment où l'auteur vient vous trouver jusqu'à l'édition du livre ?
C'est moi qui choisit dans mon secteur : tout ce qui est politique et investigation. Pour la littérature, j'ai une Directrice de collection externe qui choisit. Quand ce sont des domaines que je ne maîtrise pas, j'essaie de trouver des gens qui peuvent me conseiller. Une fois que le choix est fait, le suivi est fait par une de mes collaboratrices. Et puis l'équipe fait les bouquins. On fait tout en interne. Sauf la couverture, ça, ce sont des graphistes externes. Et on imprime pas. Mais le reste est fait en interne : la mise en page, la relecture, …
Quels sont les aspects positifs et négatifs de votre métier ?
Au niveau positif, la rencontre parce qu'on rencontre toujours des gens qui ont un bébé à faire naître. C'est vraiment le plus intéressant. Et puis le plaisir, je pense que sur 70 bouquins que je fais par an, il y en a 60 qui n'existeraient pas si je n'avais pas créé les éditions Luc Pire.
Et le plus pénible, c'est que c'est quand-même extrêmement aléatoire et que c'est pratiquement le seul commerce où on peut rendre la marchandise. Donc, un libraire peut me renvoyer des bouquins et il ne s'en prive pas. Ca, c'est dur.
Au niveau d'internet, quand avez-vous développé votre site ?
Depuis toujours, j'ai été le premier éditeur à avoir un site en 1994. Et depuis février 2001, nous avons développé l'édition électronique.
Vous êtes le seul en Belgique ?
Je pense, je n'en ai pas vu d'autres. De l'édition électronique sur CD-Rom, ça, je ne suis pas le premier à en faire. Mais l'édition électronique via internet, je suis le seul. Je fais ça parce que je pense que c'est une lame de fond technique et sociologique. Technique parce qu'il y a une grande nouveauté : l'arrivée sur le marché des nouveaux supports de lecture. Pour le moment, pour lire un livre numérique, vous devez le lire sur votre écran ou l'imprimer. Mais c'est un frein à la lecture parce que ce n'est pas très confortable de lire sur écran et ce n'est pas très intelligent de l'imprimer, autant l'acheter en papier alors. Mais ça peut quand même être utile si vous êtes pressé, ça a quand même des atouts : vous pouvez ne télécharger qu'une partie du livre, par exemple, les actes d'un colloque. Ensuite ça va vite, c'est dans le monde entier. Donc, il y a quand même maintenant des gens qui téléchargent mes bouquins pour lire sur écran ou pour les imprimer eux-mêmes, pour plein de raisons.
Et l'édition électronique, c'est au détriment du livre papier ?
Je ne crois pas. Je ne crois pas que je vais faire un livre papier en moins. Au contraire, je risque de faire des livres papier en plus parce que je vais faire des livres en édition électronique que je n'oserais pas faire en papier. Et s’ ils marchent en électronique, j'oserais les faire en papier. Je vais faire des romans en version électronique que je n'aurais pas fait en papier parce que je ne fais que 4 romans par an. Mais ça va peut-être me permettre de dégager un jeune auteur qui marche en électronique et lui proposer de faire un papier. Je crois que ça va être plutôt un effet dynamisant. Certains types de livres vont disparaître en papier comme les actes d'un colloque ou des revues scientifiques. Par contre, un roman, non. Mais un certain type de roman ou de court roman ou de grosse nouvelle vont être publiés uniquement en électronique. Donc, je crois qu'il va y avoir plus d'offre grâce à l'électronique, d'offre de lecture mais que ça risque d'avoir un effet positif sur le papier parce que le vrai enjeu de l'avenir, c'est de gagner et de garder des lecteurs. Il y a 30 % de lecteurs en Belgique, c'est trop peu. Et si on est pas sur Internet, on va encore perdre des % à chaque génération qui va arriver. Moi, je veux surtout gagner des lecteurs et qu'ils lisent sur écran ou sur papier, peu m’importe. Ce que je veux, c'est qu'ils lisent, moi, je suis éditeur.
Quels sont les premiers retours que vous avez ?
Extraordinaire quand c'est gratuit, quasi nul quand c'est payant. Des chiffres énormes, du style 14000 téléchargements des actes d'un colloque, 2500 téléchargements du livre sur la culture de Aurélie Demot, 1500 téléchargements de la pièce de Pascal Vrebos, c'est énorme. Mais c'est gratuit. Par contre, les payants... Alors, le problème, c'est que j'ai mis des livres qui ne sont pas des best-sellers potentiels payants parce que je ne veux pas torpiller mes best-sellers papier en les mettant sur internet. Donc, je n'ai pas encore une vraie expérience d'un livre que je ne mettrais que sur internet et qui soit très populaire. Imaginons qu'on me propose un livre qui fait boum et que je ne le mets que sur internet, il marcherait alors peut-être. Il faudra que je fasse le test. Je n'ose pas le faire maintenant parce que je sais que je vais en vendre en papier et que je ne sais pas si je vais en vendre en électronique. Donc, je ne veux pas prendre le risque mais il faudra y arriver quand-même.
Avez-vous des projets à plus ou moins long terme ?
J'ai un projet, si quand-même. Ça ne peut pas être un best-seller mais les chiffres vont me permettre de voir où on va.
Comment voyez-vous l'avenir des Maisons d'édition en général ?
En Belgique, concentration. Il n'y a plus qu'un éditeur, c'est De Boeck. C'est une grosse Maison d'édition qui a racheté quasi tout le monde. Je vois plutôt l'avenir en terme de concentration et de disparition.
Et vous là-dedans ?
Moi, je ne disparaîtrai jamais. Parce que moi, je ne ferai pas que ça. Je lance le "chèque -média" en septembre, le "chèque-lire" marche bien. Je lance le "mini-livre". Je vais peut-être relancer un hebdomadaire satirique. Je ne suis pas qu'une Maison d'édition, je me définis comme entrepreneur culturel. C'est moi qui ai relancé la Foire du Livre, ça m'a rapporté de l'argent qui m'a permis de faire des bouquins. Moi, je suis un entrepreneur culturel et dans mes activités, la plus connue, c'est l'édition. Notamment parce que j'ai mis mon nom sur mes bouquins et c'était une bonne idée parce qu'avec mon nom idiot, on me retient facilement.