Mr Joseph Martial,
Chercheur en biotechnologie

Quels sont les profils professionnels des personnes qui travaillent dans votre société ?

Les jeunes pensent souvent que la recherche est l'unique débouché des études en biotechnologie. En réalité, sur les 235 personnes qui travaillent chez nous, il n'y en a qu'une vingtaine qui font vraiment de la recherche. Si l'on excepte aussi les juristes et les gestionnaires, qui ne sont pas très nombreux non plus, il reste tous les autres ! Une bonne partie d'entre eux sont chargés des tâches de routine.

Pour chaque étape de la production de nos produits (fermentation, extraction, purification, conditionnement, stérilisation, etc.), il faut des personnes spécialisées, généralement des techniciens ou des masters en sciences. Ce sont des postes extrêmement pointus, qui nécessitent une connaissance très poussée des appareillages sur lesquels ils travaillent. Pour chaque étape, il n'y a que quelques personnes dans la société capables de mener la tâche à bien, selon des modalités très strictes et toujours les mêmes.

Il n'est donc vraiment pas nécessaire d'avoir un doctorat en sciences pour travailler chez Eurogentec. Nous préférons engager un technicien ou un master qu'un docteur : on le payera moins cher et on lui donnera la formation adéquate au sein de l'entreprise.

Il y a aussi des personnes qui s'occupent du marketing ?

En effet, nous avons beaucoup de "commerciaux". Pour vendre des produits de biologie moléculaire, il est indispensable d'avoir une formation scientifique au départ. Cependant, qu'ils soient bacheliers, masters ou docteurs, on engagera celui ou celle qui a le petit "plus" qui en fera un bon vendeur.

C'est souvent une question de contact personnel avec les gens, et aussi une capacité à savoir solutionner les problèmes. Je pense à un de nos vendeurs qui n'aimait pas beaucoup se déplacer à longueur de journée, mais qui avait le contact très facile et qui était un champion de débrouillardise et d'inventivité. Maintenant il reste au bureau et il résout tous les problèmes pratiques des clients, par téléphone.

Donc il faut une formation scientifique de base, de toutes façons. Mais est-ce suffisant ?

Vous savez, tous les métiers de la biotechnologie exigent une formation scientifique de base, et puis "autre chose". Même pour les juristes ! La conception d'un brevet, chose fondamentale dans notre domaine, est tout à fait différente pour quelqu'un qui fabrique, par exemple, des boîtes de conserve, que pour une entreprise active dans la biotech. Aux Etats-Unis, les meilleurs juristes dans le domaine sont souvent des gens qui ont fait de la science au départ, et qui ensuite refont des études de droit.

On parle beaucoup de brevets dans le monde de la biotechnologie ?

Les brevets, la propriété intellectuelle, c'est un monde en train d'exploser ! Quoi que vous vouliez faire en biotechnologie, vous trouvez toujours un brevet pris par un autre qui vous barre la route. Les jeunes sociétés qui veulent aller loin, de nos jours, n'ont plus d'autre solution que d'engager trois ou quatre juristes uniquement pour développer des stratégies de contournement de brevet ! Encore une voie d'avenir !

Au début, chez Eurogentec, nous n'avons pas voulu nous préoccuper de ces questions de brevets. Tant que nous étions "petits", cela n'a pas posé de problèmes. Maintenant que notre chiffre d'affaires augmente, tout à coup, nous recevons des lettres d'avocats américains réclamant des droits de licence parfois faramineux. Nous avons dû faire appel à des consultants en propriété industrielle, extérieurs, non belges, parce que nous n'en trouvions pas d'assez spécialisés chez nous.

Et la recherche ? Parce que vous employez tout de même aussi des chercheurs ?

La recherche qui se fait chez Eurogentec est de la R&D (Recherche et Développement), c'est-à-dire la mise au point de nouveaux produits ou procédés pour enrichir notre catalogue. Dès qu'un nouveau domaine apparaît en recherche, nous nous demandons ce dont les clients vont avoir besoin pour développer leurs recherches, et nous anticipons la demande pour leur proposer de nouveaux produits. Il faut toujours être le premier au monde à proposer un nouveau produit !

Pouvez-vous donner un exemple ?

Eh bien, par exemple, nous développons beaucoup les puces à ADN, qui permettent de tester plusieurs milliers de gènes sur une petite puce de 1cm2. Nous avons mis au point des puces qui contiennent tous les gènes de certaines bactéries fort utilisées en recherche : E. coli par exemple, ou encore Helicobacter pylori (pour les recherches sur les médicaments contre l'ulcère d'estomac). Nous venons aussi de mettre sur une puce tous les gènes de la drosophile (mouche du vinaigre), qui est un des modèles de laboratoires les plus utilisés dans les recherches sur les gènes du développement embryonnaire. Les puces à ADN (DNA-chips), c'est un domaine qui va connaître un essor vertigineux dans les 10 années à venir.

Votre société "vend" également des activités de recherche. Comment est-ce possible ?

Nous pouvons sous-traiter des recherches pour de grosses sociétés, le plus souvent des sociétés pharmaceutiques. Généralement il s'agit d'étapes très pointues d'un processus de recherche, pour lesquelles la société en question n'a pas l'expertise nécessaire. Nous pouvons étudier leur problème, et effectuer cette étape de recherche, exactement comme un labo universitaire pourrait le faire. Nous devons donc avoir des domaines d'expertise très pointus où nous pouvons offrir des services difficiles à trouver ailleurs.

Il faut bien se rendre compte que la sous-traitance en recherche ne se fait plus nécessairement avec l'université la plus proche. Si Glaxo Smith Kline, à Rixensart, veut sous-traiter un pan de sa recherche dans un labo extérieur, universitaire ou non, ils ne s'adresseront pas nécessairement à l'Université de Liège, de Louvain ou de Bruxelles, mais à l'équipe qui sera considérée comme la meilleure au monde sur le point précis de la recherche en question. Fût-ce à Chicago, à Sydney ou à Osaka. C'est un problème pour les Universités belges : nous devons garder des domaines d'excellence si nous voulons encore avoir des contrats avec l'industrie.

On va donc vers une marchandisation de la recherche aussi ?

Mais bien sûr ! Il existe d'ailleurs aujourd'hui des sociétés virtuelles de biotechnologie qui "spéculent" avec cette "marchandise" ! Ces firmes décrochent des contrats de recherche alors qu'elles n'emploient pas un seul chercheur ! Et elles sous-traitent chaque étape auprès des équipes les plus performantes dans chaque domaine (universitaires ou privées). C'est un saupoudrage tel qu'aucune des équipes ne peut deviner sur quel projet global elle travaille au juste, et au final, seule la société virtuelle peut rassembler les pièces du puzzle et prendre les brevets. Cela existe, ce n'est pas de la science-fiction !

Cette tendance vaut-elle également pour la recherche fondamentale ?

On peut le craindre. Idéalement, il faudrait pouvoir garder au sein des Universités des professeurs Tournesol qui poursuivent des idées tout à fait originales et à très peu de chances de succès, sans avoir à rendre de comptes tous les trois ou six mois. C'était un luxe qu'on pouvait se payer il y a vingt ans. Cela diminue de plus en plus malheureusement et nous coupe de la créativité absolue que devrait avoir la science.

Jouez-vous au professeur Tournesol dans votre laboratoire universitaire ?

Nous avons quelques recherches de ce type dans mon labo de l'ULg, effectivement. Par exemple des recherches sur des protéines artificielles dessinées sur ordinateur : ce sont des expériences qui ratent plus souvent qu'elles ne réussissent. Un industriel perdrait son argent à faire cela ! Nous espérons tout de même arriver à des résultats, mais à très long terme.

Ceci dit, je dois tout de même répondre de mes travaux devant les instances officielles de financement telles que le FNRS, le SPPS, l'ESA, où des panels de scientifiques analysent nos résultats et décident si l'on peut continuer ou pas. Mais je n'ai pas une obligation de résultats. A l'université, mon obligation est de tenter des choses, de faire preuve de créativité, de faire le travail correctement, d'ouvrir la voie à de nouvelles idées. 

Est-il important pour les jeunes d'aller voir ce qui se fait ailleurs ? 

C’est essentiel ! A partir d’un certain niveau, c’est même une condition indispensable pour être engagé ! Je pense par exemple aux postes de chargés de recherche dans le cadre du FNRS, pour les nominations à des postes universitaires, etc. Sans un séjour de plusieurs années dans un laboratoire étranger, il est inutile de se présenter. Et même si on ne veut pas faire une carrière académique, je pense que, d’une façon générale, c’est une bonne chose.

Pour reprendre l’exemple de nos commerciaux chez Eurogentec, celui qui aura fait un séjour Erasmus, qui aura appris une langue étrangère de plus, qui aura su s’adapter à d’autres mentalités, à d’autres modes de vie, je serais enclin à penser qu’il sera un meilleur communicateur que celui qui sera resté chez "papa-maman" toute sa vie. C’est une question d’ouverture d’esprit, de découverte de références nouvelles, différentes des siennes. En plus, le monde sera toujours plus ouvert, plus mobile ! Eurogentec vend des produits partout dans le monde, parce que son catalogue est sur Internet. Il n’est pas exceptionnel d’aller jusqu’à San Francisco pour une journée, parce qu’un client là-bas a besoin de vous.

Finalement, êtes-vous optimiste pour l’emploi dans le domaine des biotechnologies ?

Tout y est encore à faire ! La médecine qui sera pratiquée dans 10 ans n’aura plus rien à voir avec ce qui se fait aujourd’hui, et tous les outils de cette future médecine-là, c’est ce à quoi nous travaillons aujourd’hui ! Voyez l’accroissement du nombre de spin-off en Belgique : c’est encourageant ! Il y a de la place pour des esprits inventifs et entreprenants chez nous.

 
SIEP.be, Service d'Information sur les Études et les Professions.