Mme Véronique Dehant,
Cheffe de service responsable de la direction opérationnelle Systèmes de Référence et Planétologie à l’Observatoire royal de Belgique
Interview réalisée en juin 2017 |
Qu’est-ce que la géophysique ? Si vous deviez résumer la discipline en quelques mots ou quelques phrases …
Pour moi, la géophysique est la physique de la Terre. On parle de géophysique interne et de géophysique externe. La géophysique externe s’intéresse à l’atmosphère et éventuellement aux océans, tandis que la géophysique interne s’intéresse à l’intérieur de la Terre et aux phénomènes physiques qui s’y passent : magnétisme, sismologie, tectonique des plaques, convection, etc.
Géophysique et géologie : quelles sont les différences et les similitudes entre les deux ?
La géologie s’intéresse à la surface de la Terre et aux roches de la surface, tandis que la géophysique s’intéresse à tous les phénomènes physiques à l’intérieur de la Terre. La géophysique peut aussi étudier la structure de certaines roches internes. Elles étudient toutes les deux la Terre, une à la surface et l’autre à l’intérieur.
Quel est le rôle d’une géophysicienne ?
Elle apporte une compréhension de ces phénomènes à l’intérieur de la Terre, par exemple les tremblements de terre, la tectonique des plaques, le volcanisme, tous les phénomènes liés au magma, ce qui se passe en dessous de la croute terrestre, dans le noyau de la Terre et même dans la graine (noyau interne). Elle permet de comprendre l’évolution d’une planète : pourquoi une planète comme la Terre possède-t-elle un noyau liquide constitué de fer et une graine solide, quelles sont ses rotations et la conséquence de cette rotation sur les phénomènes internes, que se passe-t-il dans le noyau, quel est le champ magnétique engendré par les mouvements dans le noyau, etc. Tous ces phénomènes sont abordés par un géophysicien.
Quel est votre parcours scolaire et professionnel ?
Dans mes études secondaires, je suivais les options latin et mathématiques. J’en suis sortie avec un beau background mathématiques et scientifique. J’ai ensuite entrepris des études universitaires de mathématiques à l’UCL, mais mon objectif n’était pas de faire de la recherche. À l’époque, je voulais enseigner dans le secondaire et j’avais une préférence pour cette matière. En fin de parcours, durant ma dernière année, j’ai suivi des cours d’astronomie, de géophysique, de sismologie et de géodésie qui m’ont passionnés. Un professeur m’a proposé de faire une demande de bourse au FNRS pour réaliser une thèse de doctorat, bourse que j’ai obtenue. J’ai travaillé pendant quatre années au statut d’aspirante FNRS pour rédiger cette thèse qui portait sur les marées terrestres et la rotation de la Terre. Les marées terrestres sont des déformations de la Terre engendrées par l’attraction de la Lune et du Soleil. Quand on parle de marées, on pense souvent aux marées océaniques, l’eau descend et monte. Mais il faut savoir que la Terre se déforme également, ce phénomène s’appelle marées terrestres. J’ai travaillé sur ce sujet, ainsi que sur les variations de la rotation et de l’orientation de la Terre dans l’espace, phénomènes portant les noms de précession et de nutation, qui sont également engendrés par l’attraction de la Lune et du Soleil. J’ai ensuite modélisé ces phénomènes. Les modèles que j’ai développés ont eu une certaine importance, car quand nous faisons aujourd’hui du positionnement par GPS, les satellites européens comme Galileo tournent autour de la Terre qui, elle-même, tourne en dessous de ces satellites. Il est nécessaire de connaître très précisément l’état de rotation de la planète et son orientation dans l’espace. Ma recherche avait une application intéressante pour le grand public, car elle permettait d’améliorer le positionnement par GPS.
Dans les années 1996-2000, il y a eu un regain d’intérêt pour la planète Mars. Plusieurs sondes spatiales avaient été envoyées vers Mars dans les années 70 (programme Viking). Comme Mars avait une rotation très semblable à celle de la Terre, j’ai choisi d’étudier le même genre de phénomènes sur la planète Mars. Cela m’a ouvert énormément de perspectives, parce que cela m’a aidée à comprendre comment je pouvais obtenir de l’information sur l’évolution et même l’habitabilité de Mars en observant sa rotation. Si on prend un œuf cuit et un œuf cru et qu’on les fait tourner, ils tournent de manières différentes. Quand on observe la rotation des œufs, on peut déterminer lequel est cuit et lequel ne l’est pas. C’est la même chose pour les planètes : on peut déterminer si le noyau (de la Terre ou de Mars) est liquide ou solide. On sait que la Terre possède un noyau liquide avec une graine solide en son centre, cela est démontré par des données sismiques et sa rotation. Pour Mars, en revanche, on ne le sait pas. L’idée de ma recherche était de calculer les variations de l’orientation de la planète et de sa rotation dans l’espace et d’observer comment ces variations changent quand il y a un noyau liquide ou un noyau solide. J’ai proposé une expérience à bord d’une mission spatiale qui consiste à observer la rotation de Mars depuis l’espace. Cela permettra de répondre à la question de la composition du noyau de Mars, en comparant les données récoltées avec les modèles. Est-elle "cuite" ou pas ?
Quels sont les éléments qui vous ont motivée à faire ces études et ce métier ?
C’est mon amour des mathématiques qui a été ma première motivation. J’étais aussi très forte dans cette matière. Je crois que l’envie d’enseigner, de partager, d’expliquer était aussi dans ma nature ; j’étais cheffe scout dans ma jeunesse. Par mon parcours et mon intérêt pour les matières comme l’astronomie, la géophysique, la géodésie (forme de la Terre) et la sismologie, je me suis redirigée vers la recherche et l’enseignement au niveau Universitaire.
Quelle(s) fonction(s) occupez-vous aujourd’hui ?
Je fais de la recherche d’une part et j’enseigne au sein des Universités d'autre part. À l’UCL, je donne un cours de géophysique de la Terre et des planètes au sein du master en sciences physiques et un autre cours d’astronomie et géophysique au sein du bachelier. À l’ULg, j’interviens dans le master en sciences spatiales. Je suis également cheffe de service à l’Observatoire royal de Belgique, où je dirige un groupe d’une quarantaine de personnes qui travaillent d’une part sur le système de positionnement par satellite GNSS (Globe Navigation Satellite System), d’autre part sur la planétologie et pour une troisième part sur les heures et rotations de la Terre. Toutes les personnes de mon service travaillent sur ces trois domaines qui sont mes domaines de prédilection. Le quatrième volet de mes fonctions consiste à développer un instrument destiné à se poser à la surface de Mars. Ce projet demande énormément d’énergie et implique des collaborations et contrats avec le monde de l’industrie. Il faut comprendre comment on peut atteindre nos objectifs scientifiques avec les possibilités instrumentales que les industriels proposent. Je me rends à des réunions avec l’ESA (European Space Agency, Agence spatiale européenne) et Roscosmos, la mission étant européenne et russe. Cela demande beaucoup d’énergie, mais c’est passionnant.
Pouvez-vous nous présenter l’Observatoire royal de Belgique ? Quel est son rôle ?
L’Observatoire royal de Belgique est un institut fédéral qui s’occupe de la Terre, des planètes et des étoiles (et du Soleil, qui est notre étoile). Il comporte quatre départements : sismologie et gravimétrie, GNSS/rotation de la Terre et des planètes (mon département), astronomie et enfin physique solaire. Ce dernier département est d’une certaine importance (en termes de nombre de personnes) et s’intéresse à la physique à l’intérieur de notre astre solaire : son évolution, l’énergie, les radiations, etc. L’ORB compte environ 150 personnes au sein de son personnel. Chaque département a un côté "services" et un côté "recherches". Par exemple, mon département propose un service pour EUREF (European Reference Frame), nous coordonnons EUREF pour l’Europe et au niveau international. Ce service dispatche un ensemble de données de GNSS (GPS) aux utilisateurs. Un autre service fournit des données au moyen d’horloges atomiques (horloges extrêmement précises basées sur les propriétés des atomes) conservées dans un laboratoire thermostatisé. Nous envoyons ces données au BIPM (Bureau International des Poids et Mesures à Paris), qui collecte toutes les données des horloges atomiques dans le monde et réalise une moyenne mathématique pour déterminer l’heure de nos montres. Nous participons à cette échelle de temps et nous réalisons l’heure en Belgique. Les autres départements ont aussi une facette services : observation des taches solaires et de l’énergie solaire et prévision des radiations intenses (pouvant perturber les systèmes de radios), sismologie, etc.
Concrètement, quels outils utilisez-vous dans le cadre de vos recherches ?
J’utilise des outils d’observations spatiales et des modèles mathématiques. Il y a les données provenant des satellites artificiels et des sondes spatiales (en orbite ou déposées à la surface de planètes). Les modèles mathématiques calculent par exemple les variations de l’orientation de la Terre dans l’espace (précession et nutation).
Développez-vous beaucoup de collaborations scientifiques ?
En dehors de mes collaborations sur place à l’Observatoire, je développe de nombreuses collaborations internationales. Tout ce qui concerne l’observation globale nécessite de partager les données partout dans le monde, il existe des réseaux internationaux qui relient tous les observateurs et mettent les données à disposition de l’ensemble des utilisateurs. Les stations d’observation au sol sont réparties mondialement, les utilisateurs également. La géodésie et la géophysique sont des domaines qui, comme elles impliquent des phénomènes globaux, fonctionnent par partage permanent. Chacun apporte son grain de sel dans l’interprétation et cet échange est très porteur. La recherche ne peut pas se faire de manière individuelle, elle doit être collective. On confronte nos idées, on les publie, les publications sont revues et référées par d’autres collaborateurs, on utilise les résultats des autres chercheurs pour nous-mêmes avancer et inversement.
En dehors du monde académique et scientifique, vous collaborez également avec le monde industriel.
Pour la construction de l’instrument spatial, nous sommes obligés de passer par l’industrie, car la construction spatiale ne s’improvise pas. Il faut s’y connaître en composants. Quand on envoie une fusée dans l’espace, comme Ariane ou Soyouz, il y a énormément de vibrations et de chocs. Pour atterrir à la surface de Mars, les contraintes sur les composants seront énormes. Nous avons besoin de partenaires qui s’y connaissent, autant pour la partie construction électronique que pour la partie construction mécanique. Tout doit résister au lancement, à l’atterrissage et au vol spatial. L’instrument devra rester sur la surface de Mars un certain temps et être suffisamment résistant pour cela.
Êtes-vous amenée à entrer en contact avec le milieu politique, la presse, ou autre ?
La presse se tourne régulièrement vers moi dès qu’il y a des questions liées aux planètes, notamment la planète Mars. Cela fait partie selon moi du partage que se doit d’avoir un institut fédéral, c’est le public qui paie les chercheurs d’une manière générale et je dois partager avec le grand public également. Ce n’est pas une facette que j’ai acquise par ma profession, on ne m’a pas appris à le faire, mais je le fais parce que j’estime que c’est important et que c’est un devoir. L’Observatoire royal a aussi une vitrine destinée au grand public, qui est le Planétarium de Bruxelles. Des films en 3D y sont projetés sur la coupole, pour présenter l’astronomie, les planètes, le système solaire, etc. Beaucoup d’activités destinées aux écoles y sont aussi organisées. Le monde politique se tourne également vers nous, par exemple en cas de tremblement de terre. Cela fait partie de la mission de service de notre institut, le milieu politique attend de notre part des services efficaces en matière de sismologie, de diffusion de l’heure, etc.
Votre profession implique de nombreux déplacements ?
Pour le volet construction de l’instrument et la préparation de mission, je rencontre des partenaires russes et l’ESA, ce qui implique des voyages à Noordwijk en Hollande et à Moscou en Russie. Le second volet de mes déplacements concerne les congrès où sont partagées les recherches scientifiques d’un même domaine. Ils sont organisés chaque année à différents endroits de la planète : Europe, États-Unis, etc. J’effectue aussi des visites de collaborations directes, ou bilatérales, par exemple à Grenoble où je me rends pour y donner un séminaire et mettre au point une collaboration avec des scientifiques qui travaillent en laboratoire sur la rotation de fluides.
Quelle part prennent les tâches administratives dans votre travail ?
Si l'on veut avoir des jeunes qui travaillent avec nous, des doctorants ou des post-doctorants, il faut rédiger et soumettre des demandes de projets de recherches pour demander des subventions. Cela demande un certain temps, il faut regrouper l’ensemble des informations disponibles sur le sujet, expliquer les tenants et aboutissants du projet : objectifs, vision, perspectives. Cela nécessite une culture scientifique dans le domaine et du temps de rédaction.
Quels sont vos horaires de travail ?
J’ai des horaires flexibles. Je dois travailler 38 ou 40 heures par semaine, mais je suis bien au-delà (environ le double de ce qui est prévu), car je travaille aussi chez moi, y compris le week-end et en soirée. Je suis tout le temps derrière mes ordinateurs.
Quels sont les aspects positifs et négatifs de votre métier ?
C’est passionnant. C’est parce que je suis passionnée par mon métier que j’y consacre autant de temps, au détriment d’autres activités. Je n’y vois pas vraiment d’aspect négatif à part peut-être l’effet boule de neige de la recherche scientifique : quand on se pose une question et qu’on essaye de la résoudre, dix nouvelles questions ressortent de la réflexion. Plus on avance, plus on se pose des questions, ce qui demande toujours plus d’énergie.
Quelles qualités faut-il posséder pour exercer ce métier ?
Pour la recherche, il faut être curieux, passionné, intuitif, énergique et travailleur. Il n’est pas nécessaire d’être un génie, mais il faut être passionné et s’investir énormément dans son métier.
Quel conseil donnez-vous à une personne qui souhaite se lancer dans ce métier ?
Je lui dis de le faire ! Quand on est passionné, il faut se lancer. Si elle se passionne pour l’astronomie, la planétologie, la recherche spatiale, elle peut se diriger vers des études d’ingénieur ou de scientifique. Je conseillerai plus la physique que les mathématiques, même si ma formation de mathématicienne m’a été très utile, notamment pour la modélisation. La physique ouvre de belles portes dans ce domaine. Si la personne n’a pas la fibre purement scientifique, il existe d’autres métiers spatiaux, notamment dans le domaine technique/technologique. Il existe un site Web très intéressant, mis en place par l’ancienne sénatrice Dominique Tilmans, qui liste les nombreux métiers en rapport avec l’espace : http://www.youspace.be. Elle a réalisé que, dans ce secteur, la pyramide des âges est inversée : il y a peu de jeunes et beaucoup de personnes qui devront être remplacées d’ici dix à vingt ans. Cela ouvre de belles opportunités pour les prochaines générations, il y aura des pénuries aussi bien dans les fonctions scientifiques, d’ingénierie, techniques, de management, etc. Cette plateforme propose aussi du "mentoring", des échanges/mises en contact entre les personnes intéressées par le spatial et les industriels et le monde académique touchant au spatial. Elle organise au sein des universités une journée "métiers" pour favoriser ces rencontres et susciter des vocations.
Comment envisagez-vous votre avenir professionnel ?
Mon avenir consiste à déposer un instrument à la surface de Mars. Après sept à huit mois de vol, l’engin se posera sur la surface et nous pourrons commencer à exploiter les données qui seront collectées. Il y aura d’autres missions spatiales que nous sommes en train de préparer, notamment la mission "Jupiter Icy Moon Explorer" vers les lunes du système solaire, principalement les lunes de Jupiter. Elles sont couvertes de glace et, en dessous, il y a des océans internes qui pourraient éventuellement habiter des formes de vie. L’objectif est d’étudier ces lunes et de comprendre si elles sont habitables, tout comme nous le faisons pour Mars. Pour le volet rotation de la Terre, je suis en train de mettre au point une équipe, pour laquelle j’ai obtenu une bourse ERC (Conseil européen de la recherche) de l’Union européenne. Cette équipe étudiera notamment l’interaction entre les ondes inertielles et la rotation pour expliquer les variations d’orientation de la Terre telles qu’on les observe. Il reste des questions en suspens dans ce domaine, les modèles n’expliquent pas tout. Mon intuition est que la réponse réside dans le noyau. Avec mon équipe de cinq chercheurs, nous allons essayer d’y répondre durant les quatre prochaines années. J’espère enfin que les instituts fédéraux tels que l’Observatoire royal de Belgique ne perdront pas leurs financements et continueront à être soutenus à l’avenir, sans quoi la recherche et les services ne pourront pas être développés comme on le souhaiterait. Je pense que ce que nous faisons mérite d’être maintenu dans un pays comme le nôtre.
Le mot de la fin ?
En conclusion, je dirai que l’industrie, la recherche et le monde académique/l’enseignement sont complémentaires, nécessaires et importants pour le développement d’une société et de ses jeunes. En tant que membre d’un institut fédéral, j’espère pouvoir mettre en rapport ces trois piliers de développement.