Dr et Professeure Chantal Doyen,
Hématologue

Interview réalisée en avril 2015

Pourriez-vous expliquer en quoi consiste votre métier ?

L’hématologie, cela veut dire la science du sang. En fait, le sang, ce sont surtout les cellules qui se trouvent dans le sang : les globules rouges, les globules blancs, les plaquettes. Toutes les cellules du sang sont fabriquées dans la moelle osseuse. En général, les maladies auxquelles on s’intéresse sont les maladies de la moelle osseuse, les maladies des ganglions, les maladies de la rate. Il y a trois parties dans l’hématologie : il y a l’hématologie maligne, qui s’occupe des leucémies, des lymphomes, de la maladie de Hodgkin (qui est une sorte de lymphome), des myélomes,  des myélodysplasies, etc., qui sont des maladies cancéreuses. Ensuite, il y a une deuxième branche qui est l’hématologie non maligne avec par exemple l’anémie par manque de fer, la carence en vitamine B12, en acide folique et toutes les anomalies des globules rouges comme par exemple la drépanocytose (patients africains), la thalassémie (patients du bassin méditerranéen), qui sont des maladies relativement peu fréquentes en Belgique et qu’on trouvera plus en ville comme à Bruxelles, Liège, Gand ou Anvers qu’ici à Mont-Godinne. Enfin, il y a un troisième volet de l’hématologie qui est très important aussi et que l’on appelle l’hémostase. L’hémostase, c’est la coagulation. On peut avoir un patient qui ne coagule pas assez. L’exemple le plus connu mais qui pourtant est une maladie rare, c’est l’hémophilie. Il y a d’autres troubles de la coagulation qui font saigner comme la maladie de Von Willebrand qui est plus fréquente et pas très grave mais qu’il faut absolument détecter pour ne pas avoir de problèmes de saignements durant les opérations. Et puis, il y a tout le volet, qui prend de plus en plus de place avec le temps, qui est le volet des thromboses, les gens qui font des phlébites, des embolies pulmonaires. Dans ce volet “thrombose“, il y a aussi toutes les thromboses artérielles, ce qui veut dire que l’on s’intéresse aussi aux patients qui font des AVC ou des infarctus. Mais ça, c’est une branche qui est un peu à part. Il y a des services spécialisés là-dedans. Si vous travaillez dans un grand service universitaire, vous aurez des médecins qui ne s’occupent que des saignements par exemple. C’est le cas à Leuven. Vous avez aussi des centres de thrombose. Ici, c’est le NTHC (Centre Namurois de Thrombose et d’hémostase) qui s’intéresse à la thrombose et aux hémorragies. Mais si on est tout seul comme hématologue dans un centre hospitalier, on traite toutes les pathologies ou bien on réfère son patient à un autre spécialiste. Et parfois même, les maladies hématologiques non malignes sont traitées par les médecins internistes voire même par le médecin traitant. Par contre, toute la partie maligne, c’est un peu ça qui fait l’hématologie.

Avez-vous vu une grande évolution dans votre métier depuis que vous exercez ?

C’est la branche de la médecine où on a avancé le plus rapidement en termes de compréhension de la maladie au niveau fondamental. Par exemple, la première anomalie de chromosome dans les maladies du sang, c’est en 1961. C’est une histoire très exemplative qui est très belle, c’est la leucémie myéloïde chronique. Cette leucémie est une maladie rare (4/100 000 plus ou moins) qui touche les adultes et dans laquelle on a trop de globules blancs mûrs et dont on connaissait très bien l’évolution. Au début, on pouvait calmer ça par des médicaments et puis, au bout de 3 ans, ça se transformait en leucémie aigüe qui elle, ne répondait pas aux traitements. Quand j’étais jeune, c’était une situation assez catastrophique, car la seule solution pour guérir cette maladie, c’était une greffe de moelle. À l’époque, on ne faisait pas encore de greffe en dehors de la famille donc il fallait avoir un donneur dans sa famille et si on n’en avait pas, c’était foutu. Puis, sont venus les donneurs non familiaux. Donc, il n’y avait que la greffe de moelle, qui est assez périlleuse ! Et puis, en 1961, à Philadelphie, il y a des gens qui ont remarqué que dans ce type de leucémie, on avait un petit chromosome 22, un des deux était trop petit. Dans les années 80, on s’est rendu compte qu’il y avait une translocation entre le chromosome 9 et le chromosome 22. Il y avait une partie du chromosome 9 qui allait sur le 22 et inversément. Mais le résultat important c’est que, du coup, on a un gène anormal, qui s’appelle BCR-ABL et qui code pour un ARN anormal qui lui-même fabrique une protéine anormale qui est une enzyme thyrosine kinase et qui est en fait le moteur de la maladie. Si vous injectez ce gène à des souris qui n’ont pas de défenses immunitaires, elles vont être malades. On a compris ce qu’est une translocation, au niveau des chromosomes, puis au niveau de la biologie moléculaire, du gène. Et puis, ce qu’il y a de merveilleux dans cette maladie-là, c’est qu’en fait, on a trouvé des médicaments qui agissent comme une fausse clé qui vont bloquer cette “affaire“. Et donc, là où avant, on avait besoin de greffes et bien, maintenant, on a des inhibiteurs spécifiques de cette protéine anormale. De nos jours, la plupart des LMC (leucémiques myéloïde chroniques) n’auront jamais besoin de greffe et devront probablement prendre des médicaments toute leur vie. C’était une grande révolution en hématologie. Ces traitements ont un coût très important et présentent pas mal d’effets secondaires. Pour le patient, c’est très lourd.

Malheureusement, dans la plupart des maladies cancéreuses, on essaie de faire la même chose mais on n’a pas un résultat aussi parfait que dans la LMC.

Quelle place accordez-vous à la recherche clinique ?

Une place très très importante ! En hématologie, on est souvent engagé dans des protocoles de recherche clinique. C’est-à-dire qu’on essaie toujours de comparer le meilleur traitement standard à un nouveau traitement, que ce soit comparer deux formes de chimiothérapie ou des nouveaux médicaments. Et donc, il y a beaucoup de maladies d’hématologie qui ont fait d’énormes progrès. C’est vrai par exemple dans les lymphomes agressifs, dans les lymphomes de type B (non agressifs). L’énorme changement qu’il y a eu il y a une vingtaine d’années, c’est qu’on a pu les répertorier, les classifier de façon plus fiable. En associant un anticorps à la chimiothérapie, cela a complètement révolutionné le pronostic de pas mal de lymphomes. C’est grâce à la recherche clinique que l’on a pu avancer. Les groupes de recherche clinique sont hyper importants. Les patients souffrant d’un lymphome, en Belgique, seront toujours inclus dans des protocoles de recherche.

Ma spécialité, même si je traite toutes les maladies en hématologie, c’est le myélome. Dans les mois à venir, il y aura des nouveautés dans les protocoles de traitement. On a trouvé un anticorps que l’on va associer à la chimiothérapie et en étudier les effets comparativement au traitement standard.

La recherche clinique, cela prend beaucoup de temps parce qu’il faut être très rigoureux, il y a des procédures qui prennent énormément de temps.

Quels sont vos horaires de travail ?

Je travaille toute la semaine. Je vois des patients en consultation, je donne cours. En gros, je travaille de 8h du matin à 8h du soir mais c’est vrai qu’il y a encore des réunions le soir. Aujourd’hui, par exemple, je donne cours aux infirmières, demain, ce sera aux étudiants en médecine. Demain matin, mardi, je consulte puis j’ai une réunion pour les soins palliatifs, suivie du GLEM (Groupe Local d’Evaluation Médicale) en hémato. Mercredi, je consulte. Jeudi, je donne un cours clinique à Woluwé, en médecine. Le soir, j’ai une réunion. J’ai un emploi du temps très chargé mais je ne pense pas être le bon exemple car je travaille, en gros de 13 à 14h par jour et je reviens très souvent faire mon courrier le soir. Je travaille également le week-end. 

Quels sont les actes techniques que vous pratiquez en tant qu’hématologue ?

On fait beaucoup de biologie, de prises de sang puis on fait les ponctions et biopsies de moelle, on fait (ou on fait faire) les biopsies ganglionnaires car on a besoin de tissus pour effectuer notre diagnostic. Une personne atteinte de leucémie aiguë qui arrive et qui est suffisamment jeune pour avoir un traitement de chimiothérapie, elle est d’abord hospitalisée un mois pour la première cure et puis si on obtient la rémission, un deuxième mois et puis on part vers l’allogreffe ou l’autogreffe.

Y a-t-il, dans votre métier, une grande part de travail de laboratoire ?

En ce qui concerne les leucémies, on a un lien avec le labo qui est presque immédiat. On fait une prise de sang, on voit les cellules malignes que l’on appelle des blastes et dans les heures qui suivent, si on a fait un examen de la moelle, on peut déjà voir ça au microscope. Après, il y a des tas d’autres choses qui vont venir, donc on est très lié avec le labo, pour regarder au microscope les cellules mais aussi on fait des biopsies, ce qui nécessite des faire des colorations (c’est de l’histologie), ça prend plus de temps avant d’avoir les résultats. On est très intéressé par tous les antigènes qu’il y a, à la surface des cellules qu’on appelle la cytométrie de flux, ce qui nous permet d’avoir un diagnostic rapide et puis, il y a la biologie moléculaire, la cytogénétique (étude des chromosomes). Donc, l’hématologie est assez exemplative par rapport à ça et très différente des cancers solides. Pour les maladies de la moelle osseuse, on peut avoir des prélèvements assez facilement et en quantité. Même si, avec 2 cm³, on a assez !

Qui sont les différents professionnels avec qui vous collaborez ?

On travaille surtout avec le labo mais ça c’est pour le diagnostic et pour le suivi. On travaille aussi avec les “imageur »s pour les scanners, les PET-scan, dans le cadre des lymphomes plus particulièrement. Par contre, quand les patients sont hospitalisés, on fait notre médecine interne un peu à nous tous seuls : on demande des échographies cardiaques, on demande la fonction pulmonaire. On gère nos infections nous-mêmes car nous avons beaucoup d’infections particulières, des septicémies, etc., et on collabore avec les infectiologues. Les patients qui font des infections à champignons et pour qui on devra faire un lavage broncho-alvéolaire par fibroscopie, seront traités par les pneumologues. On travaille aussi avec une équipe de support. Ici c’est un peu particulier, on l’appelle “soutien oncologique et soins palliatifs“ car depuis les années 80, on a une équipe avec des psychologues et des infirmiers qui s’occupent de soins palliatifs donc de fin de vie mais qui s’occupent aussi de suivre le patient dès le diagnostic. On collabore aussi avec les assistants sociaux pour tous les problèmes financiers que les gens rencontrent durant leur maladie. On collabore aussi avec la radiothérapie qui garde un rôle certain dans le traitement de la maladie de Hodgkin et avec le service de réanimation car il n’est pas rare que nos patients doivent y être admis. Nous sollicitons aussi fortement le service de transfusion. Un hématologue ne travaille jamais seul. Il a besoin d’un plateau technique et d’autres intervenants médicaux ou paramédicaux. Vous pourriez très bien être un excellent allogreffeur mais si vous le laissez tout seul dans un hôpital sans matériel, il ne pourra rien faire !

Quel est votre cadre de travail ?

L’hématologue travaille le plus souvent en hôpital. Il n’est pas impossible d’avoir une consultation privée mais ce sera davantage pour le suivi de patients, à condition que l’on ait des résultats de prise de sang.

Pourquoi avoir choisi l’hématologie et quel a été votre parcours ?

C’est un peu compliqué à dire. Mon père était vétérinaire, je travaillais beaucoup avec lui et je voulais faire ça mais lui ne voulait pas. Donc j’ai dit “ok“ et j’ai commencé la médecine en me disant que je changerais après mais la passerelle était très lourde. Au début, quand j’ai commencé la médecine, c’était avec l’idée de partir en Afrique puis de faire de la médecine de groupe ou sociale. J’étais déjà fort active dans la médecine sociale quand j’étais en fac à Namur puis quand je suis arrivée à Louvain. Ce que l’on appelait médecine de groupe dans les années 70, c’était une médecine sociale, proche des maisons médicales pour le peuple. Nous étions les pionniers de la médecine de groupe. Et puis, j’ai quand même passé le concours de médecine interne. En même temps, j’avais fait mon stage en pédiatrie dans un service hématpédiatrique et je suis venue ici, comme assistante en médecine interne où j’ai fait 6 mois en hématologie chez le Professeur Bosly qui m’a proposé de faire l’hématologie. J’avais bien aimé aussi mon stage en hémato-pédiatrie, c’est comme cela que j’ai décidé de faire l’hématologie. C’est finalement parce que j’ai découvert cette spécialité lors de mes stages que je me suis décidée. Je suis alors devenue adjointe du Professeur Bosly. Je travaille à Mont-Godinne depuis 1983.

Quels sont, pour vous, les qualités pour faire de l’hématologie ?

C’est un métier passionnant car sur le plan scientifique c’est assez gratifiant. On voit directement la maladie au microscope. On peut chercher à comprendre et intellectuellement c’est très passionnant. Il faut avoir un côté scientifique assez développé et de bonnes capacités intellectuelles. Il faut aussi avoir de grandes qualités humaines car en hématologie, on explique aux gens ce qu’ils ont. On a un lien très fort avec les patients. À la fois, il y a un challenge énorme. Ce sont des hospitalisations longues donc on les connait bien. On est très liés avec nos patients.

Devez-vous traiter des urgences en hématologie ?

Oui, bien sûr ! Un patient qui n’a pas de globules blancs et qui a de la fièvre, dans les deux heures, il doit avoir des antibiotiques. C’est à nous de gérer ces urgences. On a quelques maladies qui sont de vraies urgences. Par exemple, il y a un type de leucémie aiguë, celle qu’on peut améliorer avec l’acide rétinoïque (dérivé de la vitamine A), c’est une maladie qui s’accompagne de troubles hémorragiques dramatiques au moment du diagnostic. Les 3 ou 4 premiers jours sont vraiment très délicats en termes de risques d’hémorragie cérébrale. Il est donc important d’avoir le diagnostic tout de suite. Dans ces cas-là, c’est une indication d’analyser la moelle le soir même. Il nous arrive donc de faire des analyses de moelle pendant la nuit ! Dans les lymphomes parfois très agressifs, on a aussi des urgences. Si on ne réagit pas très rapidement et très précautionneusement pour ne pas détruire toutes les cellules en même temps, on se retrouve en dialyse ! Dans le myélome, l’urgence catastrophique, c’est la compression médullaire (compression de la moelle épinière). Si on ne réagit pas dans les heures qui suivent, le patient est paraplégique !

Quels sont les aspects les plus positifs de votre métier ?

Le côté scientifique, le côté où on peut comprendre vite. Le fait qu’il y a toute une série de maladies où on a fait des progrès énormes. Maintenant, il ne faut pas se leurrer, il y en a d’autres où on n’a presque pas bougé et où on a des patients qui meurent. Il nous arrive quand même d’avoir 3 ou 4 patients qui meurent sur la même semaine quand même ! Comme on est confronté régulièrement avec la mort, il faut donc avoir toute une série de compétences éthiques et relationnelles. Le grand risque, c’est de s’habituer, d’avoir une carapace et de ne plus voir que le côté scientifique en oubliant le côté humain. Le jour où cela arrive, alors je trouve qu’il vaut mieux aller travailler dans un laboratoire et ne plus voir de malades.

Quels conseils pourriez-vous donner à une personne souhaitant étudier l’hématologie ?

La médecine, ce n’est pas qu’une petite lorgnette. Il faut que ce soit de la médecine globale qui s’intéresse au patient en tant qu’être humain. Le côté relationnel, l’écoute, l’éthique sont très importants. Pour faire l’hémato, il faut s’intéresser à des choses un peu pointues, il ne faut pas avoir peur de l’urgence, du travail de nuit.

Avez-vous d’autres choses que vous souhaiteriez rajouter sur votre métier ?

C’est un métier passionnant, sur le plan humain et sur le plan scientifique. Par contre, on est confronté à beaucoup de choses dures sur le plan humain mais aussi à de belles histoires humaines, comme voir le bébé d’une femme guérie de la leucémie par exemple. Ce n’est pas facile de gérer ses horaires, c’est souvent au détriment de la vie de famille, même si j’ai la chance d’avoir un mari génial qui a géré les enfants et le quotidien.

 
SIEP.be, Service d'Information sur les Études et les Professions.