Dr Janusz Bogdanowicz,
ingénieur physicien et scientifique de recherche (research scientist) à l’IMEC

Interview réalisée en mai 2017

Quel est selon vous le rôle d’un ingénieur en physique ?

Le travail d’un physicien est très différent de celui d’un ingénieur. Dans le cadre de mes activités, je me vois plus comme un physicien que comme un ingénieur. Le physicien amène une compréhension, il explique le pourquoi et vérifie l’exactitude de ce qu’il avance. Le rôle de l’ingénieur se situe en général dans l’optimisation d’un process. Après avoir défini des paramètres, il les fait varier pour obtenir de nombreuses possibilités et déterminer expérimentalement quel process est le meilleur. Comme il travaille sur des process trop complexes pour être compris et modélisés dans leur intégralité, sa méthode consiste à tout tester pour voir ce qui marche le mieux, il vise l’efficacité. L’ingénieur physicien, de mon point de vue, doit se situer entre les deux. Il doit comprendre le fonctionnement du travail de l’ingénieur, comprendre pourquoi un process est plus efficace sur base des observations et être capable de faire le lien entre les deux attitudes. Je me rends compte aussi qu’au fil du temps, j’ai aussi de plus en plus un rôle de communication, de lien entre ceux qui travaillent principalement sur le pourquoi et ceux qui travaillent sur l’efficacité.

Quelle est votre spécialité ?

La métrologie consiste à développer des techniques de mesure pour différentes propriétés physiques. En simplifiant, on peut dire qu’un de mes rôles consiste à mesurer des résistances électriques sur de très petits objets ou dans des conditions un peu extrêmes. Les ingénieurs de l’IMEC (Institut interuniversitaire de microélectronique, ou Interuniversity microelectronics center) viennent me trouver avec un dysfonctionnement sur un transistor et j’essaye de trouver ou développer une technique de mesure qui permettra d’expliquer pourquoi il ne fonctionne pas. Comme je ne peux pas traiter moi-même toutes les problématiques, je supervise aussi des doctorants qui travaillent à la résolution de ces problèmes. J’ai la chance de pouvoir continuer à faire de la recherche, mais aujourd’hui une partie importante de ma recherche est réalisée en collaboration avec ces doctorants.

Quel est votre parcours scolaire et professionnel ?

J’ai eu un parcours relativement linéaire. Ma première interrogation par rapport à mon orientation de carrière est survenue à l’âge de 15-16 ans. J’étais plutôt un bon élève, j’aimais presque toutes les matières : langues, mathématiques, français, etc. En fait, j’aimais (et aime toujours) apprendre. Mes préférences se sont tournées vers les sciences et les langues germaniques. J’avais entendu qu’il y avait plus de débouchés dans les carrières scientifiques, j’ai donc privilégié cette voie. En tant qu’étudiant, j’avais énormément de choses à me prouver et je voulais me confronter à l’examen d’entrée pour intégrer les études d’ingénieur à l’Université. Je manquais de confiance et je me disais que si je réussissais l’examen, cela me prouverait que le reste de mes études allait bien se passer. Ce n’était pas un choix plus raisonné que ça. Mes premières années se sont bien passées, mais m’ont demandé un travail énorme et de nombreuses remises en question. En bloc 3 du bachelier, j’ai choisi l’option physique. Durant les deux premières années, les mathématiques me plaisaient, mais il n’existait pas à cette époque d’option ingénieur mathématicien. J’ai opté pour la physique parce que c’était là que je pouvais utiliser les mathématiques. C’était bien vu, car, aujourd’hui encore, mon amour des maths m’aide beaucoup dans ce que je fais. En bloc 1 du master, j’ai eu le choix entre trois orientations à l’intérieur de la branche physique : sciences des matériaux et optoélectronique (physique du solide), sciences des matières condensées (fluides, etc.) et astrophysique. J’ai choisi la première filière. En dernière année, pour mon travail de fin d’études, deux options s’offraient à moi : un projet à la Faculté des Sciences de l’ULiège et un autre ici à l’IMEC. J’ai opté pour l’IMEC, où j’ai également réalisé ma thèse. Le doctorat s’est avéré très ardu aussi, surtout au début, mais c’est à ce moment-là que j’ai réalisé que j’adorais ce que je faisais. J’ai ensuite effectué un postdoctorat pendant deux ans et demi puis j’ai finalement reçu une proposition d’emploi à durée indéterminée.

Pouvez-vous nous présenter brièvement l’IMEC ?

IMEC signifie Interuniversity microelectronics center. C’est un centre de recherche en électronique, de nos jours en nanoélectronique, sur les semi-conducteurs (les matériaux utilisés en électronique). Le core business (cœur de métier) de l’IMEC est le transistor de demain. Le transistor est l’unité de base en électronique, c’est un switch électrique qui a été de plus en plus miniaturisé. Pour résumer le principe de cet interrupteur électrique, on choisit avec un voltage si le courant passe ou ne passe pas. Toute l’électronique est basée sur cette unité fondamentale. La loi de Gordon Moore (cofondateur d’Intel) prédit que, tous les 18 mois, on va pouvoir diminuer la taille du transistor. L’intérêt de diminuer sa taille est d’augmenter d’une part le nombre de transistors sur une même surface et d’autre part de faire passer le courant plus vite, faisant réagir l’appareil plus rapidement et le rendant plus performant. L’industrie a suivi cette loi empirique parce que cela ne présentait que des avantages. Au début, le transistor était entièrement basé sur un matériau appelé silicium (silicium dopé, silicium non dopé, polysilicium et oxyde de silicium) et c’était simple de suivre la loi de Gordon Moore. Mais depuis plusieurs années, nous sommes arrivés à un stade où cela devient de plus en plus compliqué et demande de plus en plus de recherches. La filière de recherche principale de l’IMEC est de continuer à rendre ces transistors toujours plus performants, pas forcément plus petits (on atteint la limite), mais surtout plus rapides (augmenter la vitesse de réaction). En dehors de cela, l’IMEC développe aussi d’autres technologies basées sur les mêmes matériaux ou circuits : le photovoltaïque, les liens entre le circuit électronique et le vivant (labo NERF), les mémoires RAM (mémoire vive informatique), etc.

À l’origine, l’IMEC est une spin off (nouvelle société créée à partir d’un laboratoire de recherche dont l’objectif est de valoriser commercialement un résultat de recherche) de l’université KU Leuven. Sous statut d’ASBL, nous sommes financés en partie par des subsides publics (surtout l’Europe aujourd’hui). Nos revenus principaux proviennent de nos clients privés qui sont les grosses entreprises d’électronique que tout le monde connaît via la marque de son smartphone par exemple. Ces sociétés ont accès à la ligne de recherche et payent pour en obtenir les résultats. Nous ignorons ce qu’ils en font par la suite, mais ils suivent de près nos recherches et les orientent, par le biais de leurs “assignees“, leurs représentants détachés ici à l’IMEC.

Pouvez-vous nous donner un exemple concret des manipulations que vous effectuez ?

Je vais vous parler du challenge géométrique. Au départ, le transistor était un objet relativement grand et composé de zones planes et toutes les techniques de mesure étaient développées pour ce genre de grands échantillons. Pour mesurer la résistance d’une grande zone (ses propriétés électriques), par exemple, on y positionnait quatre pointes et l’on y injectait un courant I via deux d’entre elles. On mesurait ainsi une différence de potentiel V par les deux autres pointes. Le rapport V/I donnait la résistance électrique. C’était facile. Cependant, depuis quelques années, par exemple dans les processeurs de Intel ou Samsung, les transistors sont des objets tridimensionnels (au lieu de planes). En plus, ils sont devenus beaucoup plus petits (une dimension caractéristique est dix nanomètres, ce qui équivaut à dix milliardièmes d'un mètre). C’est donc beaucoup plus difficile d’y insérer les quatre pointes, cela rend la mesure vraiment complexe, voire impossible. En plus de cette difficulté, on doit comprendre ce qu’on mesure, trouver des paramètres qui nous assurent qu’on est bien sur l’objet, car c’est tellement petit que c’est impossible à voir à l’œil nu. Il faut être capable de s’aligner sur la bonne section, mais aussi vérifier que ce qu’on mesure a une valeur et que cela fonctionne. La technologie évolue et la métrologie doit s’adapter. Je n’ai parlé ici que de l’évolution géométrique, mais il y en a d’autres ; par exemple de nouveaux matériaux qui viennent aussi avec de nombreuses difficultés en termes de mesure.

Portez-vous un équipement particulier pour réaliser ces mesures ?

Oui, les semi-conducteurs sont conservés dans une “cleanroom“ ou salle blanche, afin de les protéger de la poussière. Pour y travailler, nous portons une combinaison blanche.

Travaillez-vous seul ou en équipe ?

Essentiellement en équipe avec mes collègues et doctorants. L’équipe de métrologie se compose d’une soixantaine de personnes : techniciens, ingénieurs, physiciens, docteurs et managers. Au niveau de la recherche, j’encadre des doctorants (en moyenne trois en même temps), mais aussi des post-doctorants, qui sont plus indépendants et autonomes.

Vos collaborations concernent aussi bien le monde de la recherche fondamentale que celui de la recherche appliquée (entreprises) ?

Oui, c’est le principe de l’IMEC, être un lien entre le monde privé et le monde académique, amener des réponses de recherche fondamentale à des problèmes d’ingénierie appliquée. Pour ma part, les contacts avec la KU Leuven ne sont pas extrêmement nombreux et fréquents. Ce n’est pas une généralité, d’autres membres du personnel IMEC sont professeurs à la KU Leuven et y gardent des contacts et des collaborations. Par contre, j’ai de nombreuses collaborations avec des Universités étrangères, notamment en France et au Danemark.

Quelle part prennent les tâches administratives dans votre travail ?

Dans les projets de recherche, il faut rédiger des demandes de financement, rédiger des idées de recherches. Mais en dehors de cela, je n’ai pas trop de travail administratif, car IMEC dispose d’un service ressources humaines pour gérer toute la facette recrutement, d’un service IP (Intellectual Property - Propriété Intellectuelle) pour les patents/brevets, etc.

Quels sont vos horaires de travail ?

Les horaires ne sont pas fixes. Mes journées commencent aux alentours de 8h30-9h00 et se terminent entre 17h et 21h, c’est un horaire de chercheur. C’est le soir que je suis le plus efficace, car il n’y a presque plus personne dans les bâtiments et que je peux avancer dans mes questionnements sans interruption. Pendant la journée, je dois consacrer beaucoup de temps à répondre à des mails.

Êtes-vous régulièrement amené à vous déplacer ?

Pas régulièrement, les déplacements ne sont pas mon lot quotidien. Mais j’ai la chance d’avoir voyagé beaucoup et très loin grâce à mon travail, pour participer à des conférences et présenter mes recherches : Hawaï, Californie, Corée, Japon, Chine, etc. Je considère ces voyages vers des destinations lointaines comme un gros avantage de mon métier.

Quels sont ses autres aspects positifs ?

Je travaille dans ma passion, c’est assez exceptionnel. C’est difficile d’expliquer l’excitation que je peux ressentir ; certains résultats obtenus m’ont procuré des journées lumineuses et uniques. Avoir une idée, parvenir à la mettre en place, la tester et montrer qu’elle est juste, c’est incroyable comme sensation. L’apprentissage est un autre point positif : je continue à apprendre, j’aime avoir le temps d’aller dans le détail et j’en retire énormément de satisfaction. J’apprécie aussi la facette service de ma fonction ; cela me touche de savoir que je suis là pour aider et apporter des solutions aux problèmes des autres. Les problèmes que mes collègues travaillant dans l’académique résolvent ont un potentiel scientifique énorme, mais qui ne sera peut-être exploité que dans un futur lointain. Ici, je suis dans l’application et le contact directs avec les personnes qui ont besoin de mon aide aujourd’hui et maintenant. C’est très important pour moi.

Et les aspects négatifs ?

Je considère comme problématique les modèles d’évolution de carrière dans la recherche. Dans les grosses entreprises privées, tout est très hiérarchisé et l’on monte les échelons à intervalles réguliers. Ici, cela ne se passe pas comme ça ou en tout cas c’est plus lent. Durant nos études, notre objectif personnel est très clair : terminer ses études (secondaires, universitaires, doctorat) et obtenir à chaque fois un nouveau diplôme. Ensuite, on se retrouve dans une situation où les objectifs professionnels sont plus flous. Dans la recherche, il est essentiel d’avoir une forte motivation intrinsèque.

Quelles qualités faut-il posséder pour exercer ce métier ?

Il faut être créatif avant tout, mais aussi passionné, énergique, bon communiquant, ouvert aux critiques, doté d’un esprit d’analyse, rigoureux, capable de reconnaître ses limites. Je décris en tout cas ici ce que j’attends des doctorants que j’encadre.

Quel conseil donnez-vous à une personne qui souhaite se lancer dans ce métier ?

Je lui conseille de définir ce qu’elle aime et de tout mettre en œuvre pour pouvoir le faire toute sa vie. Il ne faut pas avoir peur d’être passionné par des sujets qui n’intéressent pas la majorité des gens, comme les mathématiques. J’ai toujours pris plaisir à résoudre des équations, ce qui peut paraître bizarre pour un adolescent. Je lui conseille d’assumer ses passions, même si elles sont inhabituelles.

 
SIEP.be, Service d'Information sur les Études et les Professions.