Jean-Louis Tison, Glaciologue

Interview réalisée en octobre 2020

Pouvez-vous retracer brièvement votre parcours scolaire ?

J’étais intéressé par beaucoup de choses à l’université. J’ai commencé par les sciences géographiques. A la fin de ce cursus, je travaillais dans un laboratoire à l’ULB, spécialisé dans les études sur la glace. J’ai donc réalisé mon travail de fin d’études en Islande sur les processus d’érosion des glaciers. C’était de la glaciologie pure et dure. C’était bien avant les préoccupations sur le climat.

Dans les années ‘70, j’ai fait une thèse de doctorat sur les processus glaciaires dans les Alpes. A l’époque, on ne parlait pas encore beaucoup de l’Antarctique, de l’Arctique ou des changements climatiques. Il n’y avait pas de programmes de recherches très actifs. J’ai donc enseigné pendant 5 ans la géographie et l’histoire. Ensuite, dans les années ‘80, la Belgique a relancé les programmes en Antarctique. C’est grâce à cela que je suis parti la première fois sur ce continent. Etre sur le terrain m’a beaucoup plu. En 20 ans, je suis allé 23 fois en Antarctique et 12 fois dans l’Arctique.

La Belgique fut l’un des 12 premiers pays à signer le Traité sur l’Antarctique en 1959. L’engagement des pays signataires consistait entre autres à développer la recherche. Cependant, notre pays n’était pas très actif. Il y avait bien eu une base en 1960, mais celle-ci avait disparu quelques années plus tard enfouie sous la neige, et nous n’avions pas les fonds pour la remettre en état. Le gouvernement belge, un peu poussé par les autres membres du Traité sur l’Antarctique, fut alors obligé de relancer des projets. Notre laboratoire postula donc à différents contrats de recherche. C’est ainsi que j’ai pu participer à plusieurs missions sur le continent blanc. Pendant 20 ans, il n’y a pas eu de base belge. J’ai donc passé mon temps sur des bateaux américains. Il y a un véritable aspect international dans la glaciologie. On travaille avec beaucoup de pays différents. C’est captivant !

La glaciologie est passionnante car elle est à la rencontre de plusieurs disciplines : biologie, chimie, physique, géologie et géographie. Il n’y a pas de parcours classique pour y accéder. Au départ, elle était traditionnellement développée dans les sciences de la terre, c’est-à-dire la géographie et la géologie. Aujourd’hui, il est possible d’y arriver via toute une série d’études fondamentales comme la biologie. On pourrait croire que rien ne se passe dans la banquise. Or, c’est de l’océan gelé. Des algues s’y développent en grande quantité au printemps. Elles prélèvent du CO2 dans l’atmosphère et relâchent du souffre, ce qui a un effet sur le climat. Les biologistes ont donc aussi intérêt à étudier ces glaces-là.

En quoi consiste le travail de glaciologue ? 

Si vous êtes chercheur au FNRS[1], vous êtes rattaché à un laboratoire. Votre occupation est un mélange de travail de bureau, de lecture de publications scientifiques et de mesures physiques et chimiques sur les échantillons que vous ramenez du terrain. Lorsqu’on part en mission, on fait uniquement des prélèvements car le temps est compté. Il faut partir en été pour que la lumière soit suffisante et qu’il ne fasse pas trop froid. Les glaces récoltées sont ramenées au laboratoire pour être analysées. C’est donc un travail relativement varié.

Il est également possible de travailler comme professeur à l’université. Ces postes sont cependant assez rares. Par ailleurs, il faut souvent débuter en tant que chercheur et s’expatrier pour développer une expertise internationale.  

Certains glaciologues travaillent dans la prévention de risques dans les zones montagneuses plus peuplées, comme en Suisse ou en Alaska. Les glaciers se déplacent, ce qui peut causer des avalanches, des chutes de rochers, etc. Il faut donc mesurer leurs déplacements avec grande précision afin de permettre l’évacuation de la population en cas d’accélération.

De plus, des organismes de défense de l’environnement font appel à nous pour étudier certains processus.

Quelles techniques utilisez-vous ?

Cela dépend de l’ampleur du projet et du type de glace sur lequel on travaille. Par exemple, pour effectuer des recherches sur la banquise, il faut utiliser un navire brise-glace. Les expéditions vers l’Antarctique partent de l’Amérique du Sud, de Nouvelle-Zélande ou d’Australie. La traversée océanique dure 7 jours. On est parfois un petit peu secoué ! Une fois arrivés dans la zone d’étude, nous descendons sur la glace. Celle-ci fait 60 centimètres d’épaisseur et peut se fracturer sous l’effet des courants. Il faut donc être très prudent ! On effectue des carottages grâce à un petit carottier (sorte de tube muni d’une tête de forage qui permet, grâce à deux couteaux tournants, de mordre dans la glace et en isoler une carotte). Une fois remontée en surface, la glace est mise sous plastique et stockée dans un surgélateur. Quand le bateau rentre au port, elle est envoyée vers le laboratoire pour être analysée. On reste parfois 12 semaines au même endroit. La glace dérive sur l’océan à cause des courants et nous dérivons avec elle. Pendant 1 ou 2 semaines, on sort du bateau tous les jours puis on change d’endroit et on recommence.

Nous participons également à de grands projets internationaux de carottage dans la glace continentale, en Antarctique ou au Groenland, par exemple. Ces grandes calottes glaciaires peuvent faire plus de 3.000 mètres d’épaisseur. Ici, l’intérêt est de remonter dans le temps. Nous effectuons des carottages qui font jusqu’à 3 kilomètres de long. Cela permet de remonter presque 900.000 ans en arrière. Nous étudions la composition de ces glaces, leurs propriétés. Les bulles qui s’y trouvent peuvent ainsi nous renseigner sur la composition de l’atmosphère, à telle ou telle époque. Ces analyses nous permettent donc de retracer comment le climat s’est comporté dans le passé. Grâce à cela, nous pouvons mieux comprendre les conséquences de l’impact de l’homme sur le climat. Ces forages nécessitent beaucoup d’organisation. En effet, nous ne pouvons travailler qu’en été car il faut se rendre au centre des calottes glaciaires. Il n’y a donc qu’un à deux mois de travail possible. Cela signifie qu’il faut parfois jusqu’à 5 ans pour parvenir à ramener les 3.000 mètres de glace. Les carottiers utilisés ici sont beaucoup plus grands que ceux employés sur la banquise. Ils sont manipulés par des ingénieurs électriciens ou en électronique. C’est une technologie passionnante dont seuls quelques pays disposent (Les Etats-Unis, le Danemark, etc.). Notre équipe intervient car notre expertise est reconnue mondialement dans certains domaines (par exemple, dans l’étude des algues qui pompent le CO₂ atmosphérique). Cela permet donc à la Belgique d’être intégrée dans de plus grands projets.

Faut-il être un pro de l’escalade pour travailler en tant que glaciologue ?

Non, ce n’est pas nécessaire. Certains adorent l’escalade et font ce métier pour pouvoir la pratiquer plus souvent. Mais le centre de l’Antarctique est plat comme le revers de la main ! Il faut savoir marcher avec des crampons sur la glace. Je suis loin d’être un grand sportif. Il faut juste être en bonne santé.

Quels sont les aspects positifs et négatifs de votre profession ?

C’est vraiment un métier dans lequel il y a beaucoup de contacts internationaux et pluridisciplinaires. En tant que chercheurs, nous voyageons beaucoup, non seulement en Antarctique ou au Groenland, mais aussi en Australie, en Amérique du sud, en Nouvelle-Zélande. Nous partageons nos connaissances avec des collègues étrangers qui travaillent dans le même domaine. Pour moi, la science la plus excitante est celle de l’extrême car il y a encore des choses à découvrir. L’échange y est le plus passionnant. Aussi, j’aime beaucoup travailler à l’extérieur. Je ne suis pas vraiment un homme de la ville. Par ailleurs, si vous êtes professeur, c’est très gai d’enseigner et de transmettre des connaissances.

Au niveau des inconvénients, cette profession demande une certaine organisation, surtout au niveau familial. Si, chaque année, vous partez pendant deux mois et demi en Antarctique, cela a des retombées sur votre vie familiale. Il faut que votre conjoint et vos enfants partagent votre enthousiasme et acceptent de vous voir disparaitre pendant un certain temps. Ce n’est pas toujours facile, surtout si vous avez des jeunes enfants. Il faut avoir un couple stable et compréhensif.

Quelles sont les qualités requises pour exercer ce métier ?

Tout d’abord, la curiosité. Il faut aussi aimer la nature et avoir envie de la préserver. Un glaciologue ne doit pas avoir peur de la solitude car il peut parfois se retrouver seul pendant une longue période.

Par ailleurs, il faut pouvoir vivre avec les mêmes personnes pendant 3 mois dans des conditions qui ne sont pas toujours faciles. Le métier requiert de la ténacité parce que tout ne se déroule pas toujours comme on le souhaite. C’est important d’être optimiste ! Aimer les contacts est aussi indispensable.

Quels sont les conseils que vous donneriez à un jeune qui a envie de se lancer dans ce métier ?

On peut arriver à la glaciologie par différents biais : géologie, océanographie, chimie, physique, etc. Je dirais donc qu’il faut tout d’abord choisir une discipline que l’on aime. N’importe quelles études scientifiques de base vont permettre, lors du master, de prendre des cours à options pour se diriger vers la glaciologie.

Avez-vous une anecdote à partager ? 

C’est un souvenir de ma première mission en Antarctique en 1984. Il s’agissait d’un séjour de 3 mois, à environ 700 kilomètres de la base la plus proche. Nous étions 3 : une physicienne anglaise, un guide de montagne présent pour notre sécurité et moi-même. Nous dormions dans 2 tentes (une pour la physicienne et une pour moi et le guide). Je commençais ma carrière. Mon niveau d’anglais était donc loin de ce qu’il est actuellement. A cause d’une tempête, nous sommes restés bloqués dans notre tente pendant 15 jours. Quand cela arrive, chacun ne reste pas seul dans sa tente. On se rassemble sous le même toit et on passe le temps, on philosophe. C’est le grand avantage de ces moments-là. On peut parler de tout et n’importe quoi. Cependant, après un certain temps, on est tombé à court de sujets ! On s’est alors dit qu’on allait jouer aux cartes. Le souci, c’est que l’on n’avait pas de jeu… J’ai donc découpé une boîte de sucres en 54 petits morceaux, sur lesquels on a dessiné des cartes à jouer !

Je peux vous raconter une autre anecdote qui s’est déroulée lors de cette mission. Mes deux collègues étaient très intéressés par le français. Ils voulaient absolument apprendre cette langue. J’avais emmené avec moi le roman « Manon des sources » qui est un grand classique. Chaque soir, je leur lisais donc quelques pages. C’était le moment attendu à la fin de la journée. Pour terminer, toujours lors de cette mission, une autre équipe de 2 personnes était sous tente à 300 kilomètres de là où nous nous trouvions. A un moment donné, ils ont failli s’entretuer car l’un avait renversé de l’huile de boite à sardines sur le pantalon de l’autre ! On a dû aller les chercher d’urgence avec un petit avion car les choses prenaient une tournure difficile. Ce n’est pas toujours évident ! Ceci dit, quand nous sommes revenus de la mission, nous sommes partis aux sports d’hiver ensemble. Le guide de montagne est devenu le parrain de mes enfants. Ce sont toujours d’excellents souvenirs.

[1] Fond de la Recherche Scientifique.

 
SIEP.be, Service d'Information sur les Études et les Professions.