Mr Luc Jabon, Scénariste
On oppose souvent le scénario de télévision et de cinéma. Pour le petit écran, la lisibilité de l'histoire est une évidente priorité ?
On ne traitera pas un épisode de la série "L'Instit" qui a une vocation pédagogique de la même manière qu'un film qui ambitionne une sélection au Festival de Cannes ! Mais si la mécanique de récit est beaucoup plus simple à la télévision, c'est qu'elle répond à une audience qui se compte en millions de gens et qui est donc, dès l'écriture, beaucoup plus fantasmée qu'au cinéma. Le problème est que ce fantasme du spectateur et de l'audience paralyse les chaînes de télévision, entraînant un appauvrissement du scénario au fur et à mesure de ses étapes, de peur d'être incompris par le plus grand nombre. Ça signifie quoi exactement "incompris" ? Personne, curieusement, n'en sait trop rien. Et personne n'imagine que le spectateur, pour être ému, apprécie parfois que sa compréhension s'accompagne d'une recherche ou participe d'un mystère (pourquoi certaines choses, dans une histoire, comme dans la vie, ne peuvent-elles rester, par exemple, inexpliquées... ?).
Il y a souvent là un manque de confiance dans le scénario ou les scénaristes alors que, paradoxalement, les producteurs des chaînes attendent tant de lui.
Les Américains ont dépassé ce rapport au public fantasme en choisissant une voie très particulière : celle du jeu. Dans l'écriture, ils jouent systématiquement avec les réactions possibles du futur spectateur et cette approche beaucoup plus ludique que la nôtre de leur public leur permet de prendre certains risques.
Qu'attend une télévision d'un scénariste ?
On ne lui demande pas qu'il vienne seulement avec des idées ou de l'imagination, ce dont font preuve bon nombre de cinéastes. La question est : "Comment construire une histoire dont les articulations les plus surprenantes, les plus imprévues, les plus invraisemblables paraîtront naturelles au spectateur ?" C'est un paradoxe permanent pour le scénariste de construire une émotion qui n'a rien de spontané. Cette émotion est même parfois suscitée par des procédés terriblement artificiels. Tout cela suppose une cuisine intérieure que l'on apprend sur le tas davantage qu'en lisant des ouvrages de dramaturgie.
L'enseignement actuel du scénario de cinéma se limite trop souvent à des règles un peu caricaturales (celles que l'on peut assimiler en une après-midi). C'est une nouvelle poétique qui nous manque. De plus, on ne réfléchit pas assez au fait que le scénario est un objet historique. Il est certain qu'aujourd'hui les histoires sont introduites à l'écran avec une rapidité beaucoup plus grande qu'auparavant. Cela provient du fait que le scénariste est tenu de devancer la lecture d'un spectateur mûri par la vision de centaines de films ou abruti par des millions d'images télévisuelles. Mais pour "devancer" ainsi l'appétit du spectateur, encore faut-il que les scénaristes palpent, flairent ce que ce spectateur attend et surtout ce qu'il ne s'attend pas à voir. Nous manque ainsi également un état des lieux de l'art de raconter aujourd'hui.
Travaillez-vous pour la télévision à partir de commandes ou d'initiatives personnelles ?
Pour un téléfilm unitaire, c'est souvent une commande de producteur, pour une série, c'est le diffuseur qui fait appel à vous. Pour le cinéma, l'idée part généralement du désir d'un cinéaste.
Quel est le matériel que vous devez fournir à vos commanditaires ?
Après de longues discussions sur le sujet et sur l'intrigue, on vous demandera souvent de passer par toutes les étapes de fabrication. Avant même d'avoir écrit une seule ligne, les avis divergent déjà sur l'histoire que vous vous proposez de raconter ! On commencera donc par le synopsis, soit l'histoire succinctement racontée, ensuite le traitement ou ce que l'on nomme le "séquencier", l'histoire racontée scène par scène, puis la continuité dialoguée, c'est-à-dire le scénario à proprement parler avec les dialogues. Les versions se succèdent - continuité 1, 2, 3, etc. - jusqu'à la version finale. L'étape ultime est assumée par le metteur en scène avec le découpage technique où figurent pour chacune des scènes le nombre de plans, leur échelle (gros-plan, plan américain, etc.), les mouvements de camera, etc.
Pour en revenir aux différentes étapes de l'écriture, elles peuvent être utiles pour le polar car elles offrent la possibilité de contrôler au mieux la structure de son histoire. En revanche, pour les téléfilms liés à des faits de société comme on en voit beaucoup aujourd'hui, ce n'est pas toujours la bonne formule à mon sens. Car on se rend souvent compte que c'est par la continuité dialoguée qu'une histoire prend sa véritable ampleur, qu'elle s'anime et délivre son sens profond (alors qu'un synopsis ou un traitement, au contraire, la déforce). On pourrait donc légitimement négliger certaines étapes et commencer directement par le scénario. Mais les producteurs ou responsables de chaînes sont rarement d'accord.
Le processus étape par étape, complété par toutes les interventions extérieures, est bien entendu rassurant pour la chaîne productrice ; cela permet de bétonner une histoire mais avec le risque d'aboutir à un scénario affadi, un compromis sans âme. Personnellement, j'estime que certains sujets exigent parfois d'être écrits librement, sans trop savoir à l'avance ce qui va se passer car c'est justement cette liberté, ce non-savoir qui nous pousse à défricher, à écrire sur la corde raide.
Dans le cas du téléfilm, le réalisateur est choisi en bout de course, c'est le scénariste qui est à l'avant-poste. Au cinéma, le metteur en scène porte d'emblée son projet ?
C'est vrai. A la télévision, on vous dit souvent que le choix du réalisateur n'est pas à l'ordre du jour et ce parfois jusqu'à la dernière minute. Ce qui bouleverse encore le scénario. Au cinéma, cette absence de choix d'un réalisateur est aberrante. Et à juste titre.
C'est un paradoxe. La télévision met en avant le scénariste et le considère comme primordial ; un rôle plutôt gratifiant pour le scénariste et pourtant la frustration est plus grande qu'au cinéma...
Il y a toujours eu en France des grandes vedettes du scénario télévisuel qui gagnent extrêmement bien leur vie. Eux-mêmes travaillent avec des équipes de co-rédacteurs. Mais à part ces exceptions, parler de reconnaissance est exagéré. Les productions et les chaînes se séparent facilement des scénaristes ou en rajoutent sans trop se préoccuper de ce qu'en pense l'auteur. Ayant commencé par le cinéma, j'ai été privilégié, j'avais une expérience qui a joué en ma faveur. Mais j'ai vécu deux ou trois expériences négatives où j'ai stoppé la collaboration
La télévision impose souvent la durée de 90 minutes en fiction. Qu'en pensez-vous en tant que scénariste ?
Ça bouge. On travaille parfois sur des 52 minutes mais c'est encore rare car les programmateurs sont coincés par les régies publicitaires. Or, il y a des histoires qui ne se prêtent pas nécessairement à une durée de 100 minutes sinon au prix de répétitions, de longueurs, de ce que nous appelons "un ventre mou". Je ne crois pas, en plus, que le public soit demandeur d'une durée précise.
A côté de la fiction, il y a aussi les documentaire en montage ?
Oui, car la scénarisation d'un docu se fait souvent au montage. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de faire ce qu'on appelle du doctrine, pour Manu Bon mariage ou le film de Thierry Michel sur Mobutu mais aussi pour Françoise Levie, et c'est passionnant de re-créer une légère narration à partir d'images et de sons existants. Ce matériau tiré du réel nous résiste et en même temps, grâce à certaines brèches qu'il s'agit de trouver, offre des pistes de narration possibles. Il s'agit d'aider le cinéaste à trouver celle qui convient, celle qui lui paraît la plus "juste" car la fiction d'un réel se conjugue toujours à une éthique.
Vous êtes déjà passé par la réalisation, vous avez tenu une librairie, vous êtes passionné de jazz, tout cela vous semble essentiel pour nourrir votre imaginaire ?
Je reste scénariste avant tout mais j'ai besoin d'autres "appuis" pour continuer, pour évoluer. Il faut surmonter ses propres maniérismes, ses propres tics. Le scénario est un métier qui pousse autant à l'invention qu'au lieu commun. Comment s'y retrouver ? Comment avancer ? En jazz, ce qui me fascine, c'est précisément cette possibilité d'improviser à partir de structures parfois très codées. Le scénariste devrait aussi pouvoir moduler son inventivité à partir d'une construction donnée.
Quel est le mode de rémunération ?
Chaque phase de conception (synopsis, séquencier, etc.), est rémunérée en vertu d'un contrat. Parallèlement à cela, il y a les droits d'auteur lors des passages télé. Les droits sont beaucoup moins importants pour un film de cinéma qui passe à la télévision car on estime que le scénariste de cinéma est rétribué par un producteur privé, parfois avec une participation sur les recettes en salle, ce qui est rarement le cas. Mais surtout on table sur le fait que le film auquel il a collaboré sera diffusé plusieurs fois à la différence du téléfilm, ce qui est exact. Marie ou le Maître de musique sont régulièrement rediffusés.
On assiste, dites-vous, à une scénarisation généralisée. A quoi attribuez-vous cette tendance ?
Deux phénomènes se sont conjugués. Le premier tient à un affaiblissement du cinéma d'auteur en général. L'idée que seul le point de vue omniscient d'un cinéaste peut engendrer de grands films est relativement exsangue. Le deuxième phénomène est lié à l'implosion des combats idéologiques auxquels je faisais référence. Un cinéaste réputé commercial peut inventer des éléments qui le rapprochent du cinéma d'auteur et vice-versa. Voyez Tim Burton ou Chantal Akerman. D'où ce retour du scénariste, trop longtemps considéré par une frange de la profession comme un frein à la liberté créatrice ou comme une source d'académisme (ce qui a été aussi le cas, il faut le reconnaître).
Nous vivons aujourd'hui un étrange moment d'équilibre. Précaire. Instable, comme tous les équilibres. L'histoire qui est relatée compte désormais autant que la forme sous laquelle elle représentée.
Un autre aspect qu'il ne faut pas négliger, c'est l'âge du cinéma. Il a cent ans. Un grand chemin a été parcouru. Et en tant que scénariste, la question qui se pose de plus en plus, c'est : "Comment traiter aujourd'hui un sujet qui a déjà été raconté au moins une fois au cinéma?"