Mme Marie-Jeanne Wyckmans, Bruiteuse

Qu'est-ce que le bruitage ?

Lors de la prise de vues, le micro est dirigé sur la voix des comédiens. Donc, tous les sons parallèles produits par les acteurs - que ce soit leurs pas, les objets qu'ils manipulent, le froissement des étoffes, les ouvertures de portes - ne sont pas captés de manière optimale. Bien sûr, l'ingénieur du son effectue des sons seuls mais tous ne vont pas forcément "coller" à l'image. C'est là que le bruiteur intervient en restituant et en renforçant certains de ces sons en studio dans des conditions acoustiques idéales. Dans l'auditorium d'enregistrement, plus de bruit de circulation ou d'avion qui passe dans le ciel. Le bruiteur peut aussi donner une "couleur" de son particulière. Pour "doubler" Jan Decleir, dans Daens, il fallait rendre l'aspect massif du héros, le côté rocher qui se déplace. On a donc choisi des chaussures très lourdes, puissantes avec des semelles qui claquent bien. Pour Mastroianni dans le Voleur d'enfants, j'ai opté pour une pose un peu traînante, déterminée par sa démarche un peu lasse dans le film.

Dans le studio, on dispose de différents revêtements de sol et de tout un matériel que j'emmène sur place. On imagine souvent le bruiteur avec deux lourdes valises remplies de tout un brol comme dans Lisbonne Story de Wenders. Mais c'est vraiment ça ! C'est le marché aux puces ! 

Dans quelles circonstances avez-vous été amenée à exercer ce métier ?

J'ai commencé il y a quatorze ans. J'étais étudiante en section montage à l'INSAS en deuxième année, quand un bruiteur français est venu faire une démonstration dans l'école. Il a déballé sa valise et nous a proposé de faire un petit exercice de synchronisation. Ça été le coup de foudre pour le métier. J'avais choisi le montage mais le fait d'être enfermée dans une pièce toute la journée devant un écran m'effrayait quand même un peu. 

Mais le bruiteur travaille aussi entre quatre murs.

Oui, mais c'est beaucoup plus physique, il n'est pas assis tout le temps comme le monteur. On bouge, on est debout toute la journée. Mais c'est aussi le rapport aux objets qui m'a intéressée. En les manipulant, on les fait parler, exister, et c'est formidable. L'univers des sons, c'est vraiment un monde parallèle que j'ai découvert. J'avais choisi le montage car, comme beaucoup de gens, le cinéma c'était d'abord des images. Je regardais un film mais je ne l'écoutais pas vraiment. 

Que s'est-il passé après votre rencontre avec ce bruiteur ?

J'ai décidé de faire mon mémoire de dernière année d'études sur le sujet, ce qui me permettait de creuser le domaine. J'ai compris que le bruitage, en réalité, s'apprend sur le tas. Ça se fait en regardant et en essayant. Au début, je m'entraînais bêtement devant mon poste de télé en coupant le son. Ce qui finalement n'est pas très éloigné de la réalité puisque l'essentiel du bruitage, c'est d'être parfaitement synchrone avec l'image qui défile devant vous. A l'époque, en Belgique, la profession n'existait pas. Les productions belges faisaient donc appel à des étrangers, comme Hans-Walter Kramsky, le bruiteur le plus doué de sa génération. Un jour qu'il était de passage à Bruxelles, je lui ai demandé si je pouvais observer son travail au Studio l'Équipe. Il a accepté. Pendant deux ans j'ai scruté le travail des bruiteurs dans les auditoriums parisiens et étrangers. Au fil du temps et de mes rencontres, Kramski m'a proposé de devenir son assistante.

Ça veut dire quoi, être assistant d'un bruiteur ?

En France, l'assistant prépare le matériel qui varie d'une scène à l'autre. La première se déroule, par exemple, dans une voiture avec une boîte à gants, un volant et trois revolvers et la suivante, dans un salon avec un briquet et des portes qui claquent; soit des univers sonores très différents qui se succèdent. L'assistant peut faire en outre des sons secondaires (les pas de la foule) tandis que le bruiteur prend en charge un ou plusieurs personnages principaux.

Vous citez Kramsky, qu'est ce qui vous a frappé chez lui ?

D'abord le fait d'être synchro directement avec l'image, ce qui n'est pas évident. C'est un gain de temps considérable pour la production si vous êtes bonne à la première prise. Kramsky, c'est un vrai one man show. Il travaille assis ou accroupi - avec une force incroyable dans les jambes car il faut marquer les pas de tous son corps - tout en bruitant en même temps avec ses mains. Il sait totalement dissocier ses quatre membres, comme un batteur. Le travail simultané des jambes et des mains tient au fait qu'à l'époque où il a commencé, l'enregistrement se faisait sur une seule piste en mono, parfois deux, ce qui l'obligeait à bruiter le maximum de sons à la fois. Avec une piste, la qualité de restitution était très moyenne, mais on était déjà content d'entendre quelque chose ! Aujourd'hui, en Dolby, on entend tout partout. Et la gauche, la droite et le milieu sont séparés à l'enregistrement. On travaille donc souvent sur six pistes et indépendamment. Autre conséquence : avant, on bruitait seulement ce qui se passait en avant-plan car la technique ne permettait pas de capter les détails sonores. Aujourd'hui, on se préoccupe des avant-plans mais aussi des arrière-plans de l'action grâce à la "profondeur de champ" de la stéréo.

La tendance actuelle n'est-elle pas de vouloir bruiter plus qu'il n'en faut, une sorte d'hyperréalisme du son assez flagrant dans le cinéma américain ?

Il faut rappeler que le bruitage est une étape dans la fabrication de la bande-son. Le bruiteur se couvre. C'est au réalisateur et au mixeur de décider ce qu'ils veulent garder ou non. Nous, nous couvrons car on ne connaît pas toujours les intentions du metteur en scène. Mais c'est vrai qu'il y a une notion de réalisme qui est un peu débordante. Il n'y a plus d'interprétation poétique comme chez Tati, par exemple. Il est clair que dans le cinéma américain, on assiste à une surcharge qui n'apporte rien. C'est beaucoup de bruit pour rien. 

On évoque souvent les trucs du bruiteur ?

Je me souviendrai toujours du Coq mouillé, le premier film sur lequel j'ai travaillé. J'étais paniquée car je ne savais pas comment rendre le battement des ailes d'un coq. J'ai appelé Kramsky qui m'a dit "Rien de plus facile : vous agitez des gants en cuir !" Et ça a très bien marché. Il n'y a pas énormément de ficelles mais il y a quelques système D à connaître. Le reste, nous le trouvons tout seul. Jamais deux bruiteurs ne font le son de le même façon. On a tous notre tambouille.

Le film d'époque se bruite-t-il différemment qu'un film contemporain ?

Non, même si l'on veillera ne pas à obtenir des sons trop "clairs", il faut généralement des "couleurs" plus sombres, mates. On peut, en manipulant l'objet, lui donner des teintes particulières.

Y-a-t- il des genres plus stimulants que d'autres pour un bruiteur ?

Le film d'animation est particulièrement jouissif puisque tout est à inventer, on part de zéro. Sur Taxandria, le travail était doublement intéressant car on a travaillé à deux, Philippe Van Leer et moi. On est très complémentaires dans la mesure où c'est un homme et qu'il peut donner davantage de force dans le rendu des choses. Quand il pose son pied, c'est tout de même quatre-vingts kilos ! Ce qui permet aussi de se relayer car la concentration du bruiteur, qui est énorme, vous épuise. Le couple homme-femme est d'ailleurs en train de se généraliser dans d'autres pays. Mais il ne faut pas se leurrer : en Belgique, il n'y a pas la place pour cinquante personnes. Avant de travailler avec Philippe Van Leer, j'étais la seule. Il ne faut pas oublier que pour un bruiteur, un long métrage, hors animation, ce n'est pas plus de huit jours de travail.

Avez-vous déjà été confrontée à des cas atypiques ?

Il est clair que si j'avais dû bruiter l'Odeur de la papaye verte, j'aurais acheté tous les ingrédients que l'on voit dans toutes les scènes de cuisson et de préparation culinaire du film. Lorsque vous manipulez une feuille de bananier, cela ne donne pas le même son qu'une feuille de salade ! Un jour, j'ai dû travailler sur un film chinois que je n'avais pas visionné avant de le sonoriser. Grave erreur ! Je me suis retrouvée face à un univers sonore que je ne soupçonnais absolument pas. Je me souviens d'une scène où quelqu'un extrayait d'un puits un seau moyenâgeux tout en bois alors que je m'attendais à du fer blanc ! J'ai dû courir partout pour me procurer en catastrophe le matériel qui pouvait faire l'affaire. Ça m'a servi de leçon, plus jamais je ne bruite un film sans l'avoir vu.

S'implique-t-on de la même manière sur tous les films ?

On entre totalement dans la peau du personnage que l'on "double". Quand je fais les pas d'un personnage, j'adopte sa démarche, j'entre dans ses pieds, c'est très mimétique. On est ce personnage, par la présence physique. Alors, c'est évident que toutes les expériences ne sont pas les mêmes. Il y a des réalisateurs qui attachent un soin particulier au son et d'autres qui s'en fichent complètement. Manoel de Oliveira s'y intéresse de près, par exemple. Je me souviens d'une scène du Val d'Abraham où un personnage caresse, en plan très rapproché, les pétales d'une rose. Il tenait à trouver la sonorité juste. On ne l'a pas bruité avec une vraie rose car la surface ne produit pas ce chuintement très léger que nous voulions. On a cherché un peu, et on a choisi la soie. C'est la texture poétisée, si l'on veut. Après, il faut trouver la manière la plus adéquate de caresser l'étoffe car la pose de la main compte pour beaucoup dans le rendu. Gérard Mordillat aussi est très attentif au son. Il m'a même donné une idée pour un film. Je devais restituer le souffle que produisent les ampoules flashes des anciens appareils photo, ce "Ppfffff" très caractéristique. J'avais le début du son avec le rebond d'un ballon d'air. Mais le résultat n'était pas tout à fait satisfaisant. Mordillat m'a suggéré de mettre quelque chose à l'intérieur du ballon. J'ai glissé un peu de sable et j'ai trouvé la granulation qui manquait. L'ingénieur du son a mis un peu de réverbération et c'était plus vrai que nature ! 

 
SIEP.be, Service d'Information sur les Études et les Professions.